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LOGINK : simple plateforme logistique ou instrument de guerre économique ?

Située à la convergence des routes de la soie terrestres, maritimes et digitales, l’interface LOGINK renforce subtilement l’influence de la Chine sur les chaînes de valeur mondiales. En consolidant sa présence dans les réseaux logistiques internationaux, Beijing façonne progressivement les échanges commerciaux à son avantage. Dans quelle mesure la montée en puissance de LOGINK s’inscrit-elle dans une stratégie globale ?

La plateforme nationale d’information publique sur les transports et la logistique, aussi appelée LOGINK (Logistics Link), est un réseau de services d’information sur la logistique « ouvert et partagé », construit conjointement par le gouvernement chinois, des instituts de recherche et des entreprises, publiques ou privées. Aujourd’hui utilisé dans plus de 20 ports majeurs, le support permet à Beijing de renforcer son pouvoir d’influence sur les chaînes de valeur globales (CVG). L’expansion de la plateforme s’inscrit dans la tendance expansionniste chinoise observée depuis le début des années 2000. Malgré ses objectifs affichés, cette interface logistique pourrait avoir d’autres fonctions : outil de renseignement, de coercition économique, d’influence normative, de contrôle des données, etc. LOGINK est en quelque sorte un « couteau-suisse » numérique entre les mains du Parti Communiste Chinois (PCC), offrant une synergie complète entre les routes de la soie physiques (Belt and Road Initiative, BRI) et numériques (Digital Silk Road, DSR). Il semble nécessaire d’anticiper les conséquences de sa propagation au sein des hubs du commerce mondial.

D’une initiative régionale à son déploiement à l’échelle mondiale 

Passant de 7 milliards de dollars en 1978 à 1500 milliards en 2008, la République Populaire de Chine (RPC) a multiplié la valeur de ses biens à l’exportation par plus de 200 en 40 ans, se hissant ainsi parmi les plus grands pays exportateurs de biens manufacturés. Le secteur chinois de la logistique s’efforçant de suivre le rythme effréné de l’industrie, fut rapidement limité par le faible développement des technologies de l’information (IT) et l’absence de normalisation dans les processus de traitement de l’information. Par ailleurs, les asymétries d’information entre les différents acteurs le long de la chaîne de valeur (fabricant, acheteurs, gestionnaire de transport et de logistique) constituait également un frein pour l’économie chinoise, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de ses frontières. Ces facteurs ont créé le besoin urgent d’une plateforme publique unifiée, plus efficace et sécurisée pour la gestion des flux commerciaux et l’échange d’informations entre acteurs. 

L’interface LOGINK fut initialement lancée par le Département des Transports de la province du  Zhejiang en 2007 comme une initiative pour réduire les coûts logistiques dans la ville de Hangzhou, un important hub commercial de la province côtière. L’interface s’est développée en trois temps. La première phase s’étend de 2007 à 2010, durant laquelle, les autorités chinoises concentrent leurs efforts sur la standardisation des systèmes logistiques à l’échelle nationale. En effet, la fragmentation des processus logistiques constituait un problème important en Chine. Chaque province tentait de développer une interface propre pour digitaliser le suivi des flux de marchandises. L’interface LOGINK est venue standardiser le format des données et des informations. En 2008, quinze provinces signaient un protocole d’accord pour rejoindre l’interface.

L’année suivante, le ministère des Transports et la province du Zhejiang s’accordaient pour transformer le système en une plateforme de partage d’informations nationale. Débute alors la deuxième phase de développement pour LOGINK, celle de l’expansion régionale. D’abord destiné au transport de marchandises par voies terrestres, le développement du système impliquait son intégration au sein des infrastructures portuaires et des navires marchands. En 2010, Beijing, Tokyo et Séoul signaient un protocole d’accord pour l’établissement du Réseau de partage d’informations logistiques en Asie du Nord-Est (NEAL-NET). Le commerce maritime entre ces trois économies était considérable : 1,6 milliard de conteneurs ont été échangés entre ces pays en 2010, soit 32 % du débit mondial de conteneurs. L’augmentation de ces flux, notamment due à la croissance chinoise (10,6 % en 2010) nécessitait de s’appuyer sur une supply chain résiliente et des services logistiques communs efficaces. À partir de 2016, le réseau NEAL-NET comptait onze ports chinois, cinq ports japonais et trois ports coréens. Sans surprise, la dernière phase de l’expansion de LOGINK était donc son déploiement mondial. La diffusion de LOGINK s’effectue par trois leviers : la coopération avec les ports, les partenariats avec les entreprises et un investissement dans les organisations internationales.

Aujourd’hui, plus de vingt ports coopèrent avec la plateforme chinoise. Outre les ports asiatiques évoqués précédemment, on retrouve également parmi eux les ports européens de Rotterdam, Anvers et Hambourg. Les accords sont signés tant entre les autorités portuaires qu’avec les opérateurs de systèmes logistiques. La coopération entre LOGINK et le port de Rotterdam par exemple, est facilitée par l’accord de transfert d’informations passé avec l’opérateur néerlandais Portbase. En avril 2022, l’IPCSA lançait l’initiative Network of Trusted Networks, à laquelle participe activement LOGINK. Cette coopération offrirait d’une part à la Chine l’accès aux données de 70 ports et 10 aéroports, mais aussi le pouvoir d’établir des normes sur les données dans la région de l’ASEAN. 

Officiellement piloté par le ministère des Transports chinois, c’est le Centre d’Information des Transports et des Télécommunications (CTTIC) qui dispose d’un réel pouvoir sur le système LOGINK. Le CTTIC est un organe du PCC créé en 1979 par le Conseil des affaires de l’État chinois. Ce bureau est aujourd’hui le point de rencontre de l’ensemble des technologies de l’information (IT) chinoises, permettant ainsi d’optimiser le déploiement de la BRI grâce à l’ensemble des infrastructures numériques financées ou construites par des entreprises chinoises. LOGINK est au cœur du plan à moyen et long terme de développement de la filière logistique 2014-2020, énoncé en 2014 par le Conseil d’État chinois, un an après l’officialisation des nouvelles routes de la soie. L’utilisation d’une interface logistique unique gérée par l’État lui permet de monitorer l’ensemble des flux commerciaux transitant par les voies et les corridors qu’elle crée. 

LOGINK, instrument de guerre économique 

La République Populaire de Chine est bien consciente qu’à l’ère de la digitalisation économique, les données constituent une ressource essentielle. Le cadre politique de 2020, qualifiant les données de facteur de production, témoigne de l’importance que leur accorde le PCC. L’U.S.-China Economic and Security Review Commission distingue trois types de données transitant sur l’interface chinoise. D’une part, tout ce qui a trait aux échanges Government to Business (G2B). Y sont compris les informations concernant chaque navire (géolocalisation en temps réel, inspection), les registres  d’entreprises et due diligence réalisées, la condition des infrastructures, etc. D’autre part, nous trouvons les données Business to Government (B2G), prenant notamment en compte les informations de dédouanement, les factures électroniques et les informations réglementaires. Enfin, le logiciel récolte les données des échanges en Business to Business (B2B), notamment le carnet de commandes, les factures et les paiements réalisés.

Malgré la transparence affichée, le CTTIC dispose du pouvoir de filtrer les informations transitant par l’interface logistique. L’asymétrie d’information en résultant rendrait les entreprises chinoises plus compétitives : d’une part parce qu’elle réduirait le coût de l’information voire le rendrait nul, d’autre part parce qu’elle permettrait une réactivité accrue comparée aux entreprises concurrentes. Les nombreux partenariats entre LOGINK et des entreprises chinoises, et plus généralement la frontière poreuse entre le politique et le privé, viennent renforcer l’idée d’une synergie entre ces entités dans le but de renforcer la puissance économique et commerciale du pays.

À cet égard, le cas du partenariat avec Cainiao est assez évocateur. LOGINK s’est très bien intégré à cette société de logistique chinoise détenue à 63 % par le groupe Alibaba. Cainiao joue un rôle clé dans la connexion des systèmes d’e-commerce européens et chinois. À titre d’exemple, le hub logistique implanté par la société en 2021 à Liège est directement connecté aux hubs de Hangzhou, Hong-Kong, Kuala Lumpur ou encore Dubaï. Sa présence en Europe s’établit aussi par le biais d’entrepôts régionaux à Paris ou Madrid notamment. Alibaba dispose ainsi d’un large contrôle sur certaines chaînes de valeur globales, lui permettant de s’adapter rapidement aux fluctuations des marchés, toujours dans une logique de compétitivité. Notons que Cainiao fait aussi preuve d’innovation et développe un système de connaissement maritime (Bill of Lading, B/L) basé sur la blockchain, en partenariat avec la communauté portuaire internationale. Ce genre d’initiative vient rappeler une autre conséquence importante de la montée en puissance chinoise : son influence dans le domaine des normes et des standards. 

La lutte pour la définition des normes technologiques fait partie intégrante de la rivalité sino-américaine. En juillet 2022, la Chine publia le plan d’action pour le développement de la normalisation, établissant une feuille de route pour l’application du schéma national de développement de la normalisation (NSD), présenté un an plus tôt. Ces documents s’inscrivent dans la stratégie « China Standards 2035 », visant à positionner les sociétés et instituts de recherche chinois pour établir les normes régissant les technologies stratégiques telles que l’IA ou l’informatique quantique. Dans ce cadre, il sera essentiel d’observer les propositions de normes logistiques et techniques proposées par Beijing, qui pourraient grâce à l’utilisation mondiale de LOGINK lui conférer des avantages commerciaux. La promotion de standards d’usage et d’échange d’informations interopérables avec LOGINK pourrait être un moyen pour les sociétés chinoises d’accéder à de nouveaux marchés, accroissant de facto l’influence économique du pays.

Enfin, la diffusion de la plateforme logistique peut constituer un risque stratégique majeur. En effet, si le dilemme de Malacca constitue un cauchemar pour les stratèges chinois, l’administration américaine s’alarme également en prenant conscience de ses fragilités. Les données captées par l’interface chinoise offriraient à l’Armée Populaire de Libération (APL) du renseignement sur les flux logistiques des forces armées américaines. Le soutien logistique et l’exportation d’armement américain vers Taïwan pourraient alors être anticipés par l’APL, lui permettant de prendre les contre-mesures adéquates. Bien sûr, les ports par lesquels sont susceptibles de transiter les navires américains ne sont pas tous exposés à LOGINK. Mais un seul suffit pour pousser la première puissance mondiale à relocaliser un maillon de la supply chain de son complexe militaro-industriel : le port de Kuantan. C’est vers celui-ci que sont expédiées les terres rares extraites par la minière australienne Lynas, son usine de traitement se trouvant à proximité du port en eaux profondes malais. Deuxième pays après la Chine dans le domaine du traitement (séparation) des terres rares, la Malaisie constituait un choix logique pour la chaîne d’approvisionnement du secteur américain de la défense. Le problème ? L’infrastructure portuaire utilisait l’interface logistique chinoise. Les risques encourus sont particulièrement importants au regard des applications de LOGINK cités précédemment : récolte d’informations en temps réel concernant les ressources critiques, manipulation de l’information, perturbation ou rupture des approvisionnements, etc. Pour rappel, celles-ci sont particulièrement utilisées dans les technologies avancées de défense du fait de leurs propriétés magnétiques. Dans le but de se prémunir face aux risques posés par LOGINK, le Département de la Défense américain signa en 2022 un contrat de 120 millions USD avec Lynas Corporation pour l’implantation d’une infrastructure de traitement sur le sol américain.

Le projet ambitieux de Xi Jinping a totalement rebattu les cartes de la géopolitique mondiale. Il est important de comprendre que la propagation de LOGINK s’inscrit pleinement dans la dynamique des Nouvelles Routes de la Soie. Le software, à la croisée des routes digitales, terrestres et maritimes de la soie, est une véritable arme. Plus son utilisation sera importante, plus la Chine disposera d’une influence économique importante en Eurasie. Pour de nombreux pays sous le giron américain, la tendance est au rapprochement avec Beijing, qu’il soit politique ou économique (Allemagne, Arabie Saoudite, Israël, etc.). Dans un contexte de guerre économique globale, son caractère multidimensionnel (terrestre, maritime, digital, spatial) rappelle l’omnidirectionnalité, principe promu par les officiers chinois Qiao Liang et Wang Xiaosui dans leur ouvrage La Guerre hors limite. Et LOGINK s’inscrit justement dans chacune des dimensions présentées, ce qui en fait un formidable instrument géoéconomique, en temps de paix comme en temps de guerre.

William-Jin Robin pour le Club Asie de l’AEGE

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