Les véritables enjeux économiques du conflit soudanais

Depuis le 15 avril 2023, le Soudan est plongé dans un conflit dévastateur opposant les Forces armées soudanaises (FAS) du général Abdelfattah al-Burhane aux Forces de soutien rapide (FSR) du général Mohamed « Hemedti » Dagalo. Derrière la façade d’une lutte de pouvoir politique, les véritables enjeux économiques – contrôle des ressources naturelles, or soudanais et intérêts stratégiques liés au Nil – façonnent cette guerre aux conséquences dramatiques pour la population.

L’or soudanais au cœur des rivalités

L’or représente une ressource cruciale dans le conflit soudanais, pays classé troisième producteur d’or en Afrique avec environ 100 tonnes extraites annuellement. Depuis la chute d’Omar el-Béchir en 2019, ce précieux métal exacerbe les rivalités économiques internes, accentuant l’instabilité politique.

Les Forces de soutien rapide (FSR), menées par le général Mohamed « Hemedti » Dagalo, contrôlent une large part des mines aurifères, notamment au Darfour, générant environ 40 % des revenus issus de l’or du pays. Ce contrôle permet aux FSR de financer leurs opérations militaires, d’acheter des armes et renforcer leur pouvoir face aux Forces armées soudanaises (FAS), dirigées par le général Abdelfattah al-Burhane.

Cette économie clandestine dépasse largement les frontières soudanaises, impliquant des pays voisins comme la Libye et la Centrafrique dans des réseaux complexes de trafic. L’or soudanais alimente ainsi un cercle vicieux d’instabilité et de violence économique, faisant du contrôle de cette ressource un enjeu central et durable du conflit. À cela s’ajoute l’intérêt grandissant des Émirats arabes unis, au travers de plusieurs sociétés qui servent de relais pour l’exportation et le raffinage de l’or soudanais hors des circuits officiels.

Le Nil, clé économique de la région

Le Nil constitue une ressource économique vitale pour le Soudan, dont l’économie agricole dépend à près de 80 % de ce fleuve stratégique. Le contrôle et l’exploitation du Nil sont donc des enjeux majeurs, particulièrement exacerbés par la construction du Grand barrage de la Renaissance (GERD) en Éthiopie. Ce projet, dont la capacité énergétique atteindra 6 450 MW, menace directement les intérêts économiques et agricoles soudanais en réduisant potentiellement les flux d’eau vers le nord.

Carte du Soudan et de ses voisins dans la Corne de l’Afrique

Pour le Soudan, un contrôle efficace des eaux du Nil est essentiel pour l’irrigation agricole, la production hydroélectrique et la sécurité alimentaire nationale. Historiquement allié à l’Égypte, le Soudan partageait jusqu’à présent une position commune pour négocier avec l’Éthiopie un cadre réglementaire contraignant autour du barrage. Toutefois, le conflit interne affaiblit considérablement la position soudanaise dans ces négociations, et la fragmentation du pays pourrait profiter directement à Addis-Abeba. L’Éthiopie pourrait ainsi remplir et exploiter son barrage sans réelle opposition, consolidant son avantage économique régional.

Ce contexte a généré une série d’alliances régionales complexes autour du Nil. L’Égypte, dépendante à 95 % des eaux du Nil pour ses besoins en eau douce, soutient discrètement les Forces armées soudanaises (FAS), dirigées par le général Abdelfattah al-Burhane, afin de préserver un partenaire stable dans la gestion du fleuve. Le Caire cherche ainsi à sécuriser ses intérêts économiques, notamment en maintenant une pression sur Addis-Abeba via Khartoum pour limiter le rythme de remplissage du GERD.

À l’inverse, le chaos actuel bénéficie indirectement à l’Éthiopie, lui permettant de renforcer son contrôle économique sur les ressources hydriques de la région sans rencontrer d’opposition soudanaise forte. Addis-Abeba, bien que publiquement neutre, utilise subtilement l’instabilité au Soudan pour avancer rapidement ses ambitions économiques régionales, notamment en matière énergétique et agricole.

Au-delà de ces grandes puissances régionales, les tensions autour du Nil affectent également les communautés locales soudanaises, souvent ignorées dans les négociations internationales. De nombreuses régions soudanaises, particulièrement vulnérables aux variations de débit du fleuve, voient leur économie locale menacée par le manque de coordination et les incertitudes générées par ce conflit régional autour de l’eau.

Les voisins du Soudan face à l’instabilité

La guerre au Soudan déborde largement ses frontières, impliquant directement les intérêts économiques et sécuritaires des pays voisins. Parmi ceux-ci, le Tchad est particulièrement impacté. Depuis le début du conflit, le Tchad accueille près de 400 000 réfugiés soudanais, ce qui pèse lourdement sur son économie locale déjà fragile. N’Djamena redoute une contagion des combats dans ses provinces orientales, notamment en raison des liens tribaux étroits entre les milices arabo-soudanaises et certaines communautés tchadiennes. Si, initialement, le gouvernement tchadien avait toléré les bases arrière des Forces de soutien rapide (FSR), il adopte désormais une position plus prudente, cherchant à prévenir toute déstabilisation économique supplémentaire.

La Libye joue également un rôle économique et stratégique notable dans le conflit soudanais. Dirigée par le maréchal Haftar, la région sud-libyenne constitue une voie majeure d’approvisionnement en armes et en matériel militaire pour les FSR, facilitée par des réseaux de trafics locaux particulièrement actifs. Ce soutien libyen, motivé par des intérêts économiques liés aux trafics transfrontaliers lucratifs, contribue à prolonger et complexifier la guerre au Soudan.

À l’inverse, d’autres voisins, comme le Soudan du Sud et l’Ouganda, privilégient une stratégie de médiation via l’IGAD (Autorité intergouvernementale pour le développement), organisation régionale est-africaine. Ces pays s’inquiètent particulièrement des répercussions économiques et humanitaires qu’une prolongation du conflit pourrait avoir sur la stabilité régionale. Juba et Kampala, dépendants du commerce régional et vulnérables aux flux de réfugiés, cherchent activement à trouver une issue négociée pour stabiliser leurs économies respectives.

Ces multiples acteurs régionaux illustrent l’extraordinaire complexité du conflit soudanais, où chaque voisin tente de défendre ses propres intérêts économiques tout en évitant un embrasement généralisé susceptible d’avoir des conséquences désastreuses pour toute la région.

Le jeu trouble des influences étrangères

Le conflit soudanais attire des acteurs étrangers aux ambitions économiques et géopolitiques affirmées, transformant le pays en terrain d’influence stratégique. Au premier rang de ces acteurs figure le groupe paramilitaire russe Wagner. Depuis 2017, des sociétés affiliées au groupe russe Wagner, telles que Meroe Gold (filiale de M-Invest), exploitent activement des concessions minières soudanaises, facilitant des circuits illégaux d’or estimés à plusieurs milliards de dollars par an. Ces opérations permettent à Moscou de contourner les sanctions économiques occidentales tout en consolidant son influence géopolitique en Afrique.

Ces activités génèrent des milliards de dollars annuels, permettant à Moscou de contourner les sanctions occidentales. Par ailleurs, Wagner fournit discrètement des équipements militaires sophistiqués aux Forces de soutien rapide (FSR), renforçant ainsi leur capacité opérationnelle tout en consolidant l’influence russe en Afrique orientale.

Les États-Unis, conscients des enjeux économiques et sécuritaires, suivent également attentivement la situation. Washington cherche à contenir l’expansion russe et à préserver une certaine stabilité régionale essentielle à ses intérêts économiques. Bien que principalement engagés dans une diplomatie active à travers les médiations internationales, les États-Unis fournissent également un soutien indirect à certains acteurs locaux pour contrebalancer l’influence russe grandissante.

En parallèle, l’Ukraine joue un rôle discret mais significatif, cherchant à affaiblir Wagner pour réduire les capacités économiques et militaires de la Russie à l’étranger. Des actions clandestines attribuées aux services ukrainiens auraient visé spécifiquement les infrastructures et les capacités militaires associées à Wagner au Soudan, révélant une stratégie indirecte de confrontation économique et militaire à l’échelle mondiale.

Ces multiples influences étrangères complexifient profondément la guerre soudanaise, révélant une réalité géoéconomique où s’entremêlent intérêts économiques internationaux, stratégies militaires secrètes et ambitions géopolitiques à long terme.

Un conflit complexe et durable

Le conflit soudanais illustre un schéma complexe caractéristique de nombreuses crises contemporaines sur le continent africain. Il ne s’agit pas simplement d’une guerre civile classique ou d’un affrontement idéologique clair, mais plutôt d’une crise hybride impliquant la désintégration des structures étatiques, la prolifération de milices autonomes, des rivalités locales profondément ancrées, des intérêts économiques divergents et l’implication active de puissances étrangères. Cette configuration, post-étatique et non linéaire, rend l’évolution du conflit difficilement compréhensible selon les cadres d’analyse classiques.

La prolongation de la guerre s’explique par la multiplicité des acteurs, chacun poursuivant ses propres intérêts économiques et politiques, ainsi que par la fluidité des alliances. Chaque initiative de médiation se heurte à des réalités locales souvent peu visibles depuis l’extérieur : rivalités tribales anciennes, tractations discrètes entre factions, enjeux économiques transfrontaliers. Certains scénarios envisagent même une partition de facto du pays ou une guérilla prolongée impliquant diverses factions.

Ce conflit révèle l’importance cruciale de comprendre les dynamiques internes et économiques d’un pays en crise pour espérer parvenir à une résolution durable. Sans une analyse fine des réalités locales, économiques et sociales, les tentatives extérieures de règlement risquent de demeurer inefficaces.

L’approche médiatique internationale, souvent focalisée sur des aspects humanitaires ponctuels ou sur des rivalités géopolitiques, ne parvient pas toujours à saisir la pleine complexité du conflit. Cette lecture incomplète peut contribuer à une forme d’indifférence passivité, là où une compréhension approfondie des dynamiques économiques et locales serait essentielle.

Oscar Lafay 

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