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La Banque du Liban est-elle sous le coup d’une vaste attaque informationnelle ?

Une importante part des déclarations, au Liban ou dans le monde, en faveur de la réforme profonde du système libanais, semble témoigner d’agendas politiques bien plus flous. L’affaire Riad Salamé, gouverneur de la Banque du Liban (BdL) en est l’épiphénomène le plus visible.

S’il ne s’agit pas ici de déterminer les responsabilités, réelles ou supposées, de la BdL dans la crise libanaise, la plupart des articles et déclarations qui traitent de cette crise ont bien souvent un point en commun : l’accusation nominale ou très explicite de son gouverneur, et lui seul (ou presque).

La sclérose politico-confessionnelle, de facto, et la corruption endémique de l’État libanais font pourtant l’objet d’un consensus partagé par absolument tous les acteurs. Or, c’est précisément ce consensus qui fait ressortir de manière très nette la focalisation quasi exclusive des attaques sur Riad Salamé. En effet, pour quelle raison assiste-t-on à une telle offensive, notamment dans la presse internationale, contre un seul haut-fonctionnaire alors que la responsabilité est unanimement considérée comme collective ?

Il y a quelques jours encore, Riad Salamé a fait l’objet de nouvelles plaintes (blanchiment d’argent aggravé) en provenance de la très récemment crée ONG Accountability Now et du cabinet d’avocats activistes Guernica 37 basé à Londres. La méthodologie est douteuse, car en plus d’être quasi simultanés, la nature des accusations des deux organisations n’apporte guère de nouveaux éléments au dossier qui dure depuis déjà des mois. De plus, la caractérisation des réseaux de certains de leurs membres laisse planer un doute sur la totale sincérité de leurs intentions.

Liban : une crise complexe

Indépendant depuis 1943, le Liban est un pays gouverné sous un régime constitutionnel appelé « Fédéralisme personnel » ou confessionnel. Il est en outre traversé par des luttes d’influences claniques (familiales), religieuses, ethniques et factieuses qui sont également autant de relais d’intérêts internationaux. La praxis politique libanaise repose sur ces équilibres fragiles qui transcendent d’ailleurs souvent les frontières confessionnelles. Ce système est considéré, de l’avis de tous, comme l’origine des maux du pays – crise actuelle incluse. Mais dans les faits, la plupart des acteurs, issus des élites ou des groupes factieux, se servent de l’argument réformiste, vendeur en temps de crise, comme le faux-nez de leurs agendas respectifs.

Dans cette optique, ce n’est pas à Riad Salamé, malgré la part de responsabilités de la BdL dans la crise, que l’on peut reprocher les errements économiques du Liban depuis 30 ans. Le déficit d’infrastructures logistiques et électriques, la quasi-absence d’industrie, l’inflation clientéliste de la sphère publique sont autant de maux dont les gouvernements et les parlements successifs sont directement responsables. Alors même que la BdL a systématiquement encouragé les trains de réformes, restées lettre morte, des conférences Paris 1, 2 et 3 ou plus récemment CEDRE.

La campagne de dénigrement systématique dont fait l’objet le gouverneur de la Banque du Liban prend alors une connotation particulière.

Une procédure hétérodoxe

La première apparition médiatique de la fondation Accountability Now, créée en Suisse au début de l’année, date du mois d’avril 2021. Ses membres annonçaient, via le journal Le Commerce du Levant, entamer des poursuites, auprès de la justice britannique, contre le gouverneur de la BdL. La fondation revendique vouloir agir contre « l’impunité de la corruption au Liban » et pour la réforme du système. D’où la volonté d’entamer des poursuites judiciaires, depuis l’étranger, envers des personnalités ayant détourné irrégulièrement des fonds depuis le territoire libanais. La méthodologie s’avère juridiquement spécieuse et très orientée.

En effet, Zeina Wakim, membre d’Accountability Now, déclare dans le Commerce du Levant : « Nous estimons que les dossiers soumis sont assez solides pour que la justice anglaise se saisisse et déclenche une enquête ».  Tout en déclarant avoir basé la procédure sur une facilité du droit fiscal anglais, le «Unexplained Wealth Order», permettant de renverser la charge de la preuve. Intrigués, nous avons contacté Crossbridge Capital – une des sociétés visées par les poursuites – afin d’avoir leur opinion sur le sujet. Ces derniers nous ont fait parvenir le courrier qui leur avait été envoyé par l’ONG le 11 avril dernier. Les éléments de langage employés y sont nettement plus modérés. En effet on peut y lire (en anglais dans le texte) : « Pour éviter toute ambiguïté, nous ne suggérons pas que Crossbridge s'est engagé de quelque manière que ce soit dans des activités inappropriées ou illégales ». En somme Accountability Now s’est exprimée publiquement sur l’entame d’une procédure sans avoir de preuves formelles, mais uniquement sur des suppositions. Ce qui porte à croire que l’état final recherché de l’opération pourrait être moins juridique que médiatique.

La neutralité d’Accountability Now en question

L’examen du parcours et des réseaux de certains des membres de la fondation révèle par ailleurs des incohérences voire des conflits d’intérêts. C’est le cas de Zeina Wakim, une avocate [libanaise] en droit international habitant à Genève. Or, cette dernière est aussi membre fondatrice de la Fondation Interpol « pour un monde plus sûr ». Cette organisation se donne pour but de financer le développement d’Interpol autour de plusieurs projets tels que la lutte contre le terrorisme, la cybercriminalité, le trafic de drogue, de biens culturels et d’automobiles. La fondation avait été épinglée une première fois en 2018 par le journal Médiapart pour ses financements majoritairement en provenance des Emirats Arabes Unis qui posaient quelques questions d’indépendance décisionnelle. Cette enquête, suivie de près par celle de la Tribune de Genève,  pointait l’éminence des membres du conseil de fondation (hommes d’Etats, dirigeants de banques et de fonds d’investissement, grands industriels, etc.), voire leur caractère sulfureux (évasion fiscale, blanchiment, etc).

Dans le cadre de l’affaire Salamé, c’est cependant le président du conseil de fondation qui s’y distingue le plus : Elias Murr. Ancien vice-Premier ministre, ministre de l’Intérieur et ministre de la Défense du Liban, il est aussi le propriétaire d’un des principaux médias du pays : alJoumhouria.

Elias Murr avait notamment défrayé la chronique en 2015 via l’affaire des SwissLeaks. Ces derniers avaient révélé l’existence de comptes en banque en Suisse (42 millions de dollars) et la domiciliation de plusieurs entreprises de son groupe (Groupe Murr) dans différents paradis fiscaux comme les Îles Vierges Britanniques ou l’Île de Man, comme le rappelait récemment le média d’investigation Field. Des faits avérés dont Accountability Now ne semble manifestement pas vouloir se saisir. La proximité associative de Zeina Wakim avec Elias Murr est-elle alors responsable du peu d’intérêt que porte l’ONG Helvétique sur l’affaire des SwissLeaks ? Cet élément jette clairement de forts doutes sur la sincérité des propos de l’avocate libanaise qui déclarait au Commerce du Levant que : « Accountability Now n’est pas une démarche punitive contre un individu en particulier ».

Une Lutte d’influence politico-économique au sommet

L’attaque des réseaux d’Elias Murr sur Riad Salamé n’est pas nouvelle : son journal, alJoumhouria, s’était joint à la campagne de dénonciation de Riad Salamé en septembre 2020. Plus tôt, en juin 2020, l’un de ses proches, Alain Bifani (Directeur Général du ministère des Finances), avait démissionné avec fracas, en dénonçant prioritairement la responsabilité du gouverneur de la Banque du Liban dans la crise du pays.

Quelles raisons pourraient pousser le clan Murr à vouloir faire tomber Riad Salamé ? D’autant que les deux hommes, certes de confessions différentes et rivales (respectivement grec orthodoxe et maronite), sont tous les deux assimilés à la mouvance politique de l’ancien Premier ministre (sunnite) Saad Hariri. En effet, le poste de gouverneur de la BdL, stratégique, serait autant convoité par le Courant Patriotique libre (CPL) du Président Aoun (maronite), que par ses alliés chiites du Hezbollah (le poste est coutumièrement, mais non constitutionnellement attribué à un maronite). Cette affaire participerait-elle alors peut-être d’une volonté collective des élites libanaises de trouver un fusible à la crise qui secoue le Liban ? Ou bien s’agit-il alors d’un réalignement d’alliance politico-familiale dont le Liban est coutumier ?

La création très récente d’Accountability Now pourrait être un début d’hypothèse en ce sens. Elle coïncide de manière frappante avec le début de poursuites subies par Riad Salamé en Suisse (janvier 2021). Ces dernières se trouvaient aussi particulièrement bien synchronisées avec les échéances (février 2021) de la circulaire 154 de la Banque centrale. Resucée de la circulaire 584 (2018),  elle demande aux banques libanaises de retransférer les actifs de leurs clients vers le Liban (15% à partir de transferts dépassant 500k dollars). Une mesure destinée à recapitaliser les banques, nationaliser les établissements insolvables et apporter plus de transparence dans les transferts de capitaux (anti-corruption). Or cette circulaire est particulièrement mal reçue au sein de l’influente Association des Banques du Liban, majoritairement détenues par des clans familiaux, ainsi que dans une part non négligeable de la diaspora. Pourtant la circulaire 154 est à ce jour le seul début de plan de réforme proposé au sein de l’État libanais.

En tout état de cause les dessous de l’affaire sont complexes. Mais il apparaît comme plus que probable qu’Accountability Now soit moins une fondation dédiée à la lutte anticorruption qu’un outil d’influence politique destiné à déstabiliser Riad Salamé, et potentiellement d’autres par la suite.

Guernica 37 et Nadim Matta : l'irruption des ONG anglo-saxonnes ?

Même s’ils n’admettent pas clairement être en lien, les poursuites engagées par Accountability Now sont étroitement concomitantes avec celles de Guernica 37. Ce cabinet d’avocats activistes accompagne ses clients dans la « transformation structurelle » après des périodes d’instabilité politique, post-conflits ou post autoritaire. Il est en outre spécialisé dans les thématiques du droit pénal international et des droits de l’homme. Ses membres se distinguent par une forte empreinte mondialiste et multilatéralisme.

Le client du cabinet à l’origine de l’enquête, et in fine des poursuites se nomme Nadim Matta, un Libanais résident aux Etats-Unis. Il s’agit d’un homme d’affaires, membre dirigeant du cabinet de conseil en conduite du changement Schaffer Consulting. Il est aussi président et membre fondateur du Rapid Result Institute (RRI), une ONG humanitaire internationale. Par le passé il a collaboré, au Liban, avec l’agence de développement gouvernementale américaine, l’USAID. En 2012, il obtenait la 25e place au 100 Top Global Thinkers du Foreign Magazine. Ce qui témoigne de sa forte intégration dans l’écosystème de la gauche progressiste américaine.

Cette action de Nadim Matta n’est pas isolée. En juillet 2020, en coopération avec la Lebanese Swiss Association (LSA), il avait cosigné une lettre appelant le FMI à intervenir de manière proactive contre la corruption au Liban. Le tempo soulève là encore des interrogations, car la publication de la lettre précède de quelques semaines le début du processus légal qui aboutit aux poursuites judiciaires de Riad Salamé en Suisse (janvier 2021).

L’offensive, loin d’être une action spontanée, est manifestement menée en réseau. En effet on retrouve parmi les cosignataires de la lettre de la LSA, Elian Sarkis, président du Mouvement des Citoyens Libanais du Monde (MCLM). Ce dernier faisait partie du groupe des 100 signataires (dont cinq personnes morales) d’une tribune parue le 5 avril 2021 dans le journal français le Monde. Cette dernière nommée : « Monsieur le président, gelez les actifs d’origine douteuse détenus en France par les responsables libanais », décrit les ravages de la corruption au Liban. Mais elle ne pointe explicitement que le gouverneur de la BdL.  Les autres « responsables » n’étant désignés uniquement que via des tournures vagues : des « hauts fonctionnaires » ou des « hommes politiques ».

En définitive, Riad Salamé est en quelque sorte le coupable idéal. A la tête de la Banque du Liban depuis 1993, il est au cœur du système politico-économique du pays. Son action fût décisive dans le développement de l’économie libanaise post-guerre civile. Cependant, par corollaire, ses ingénieries financières ont aussi contribué à masquer l’insolvabilité structurelle du pays et l’incapacité de ses élites à le réformer. Or c’est ici le nœud : Riad Salamé est maintenant pointé par un système politico-économique qu’il a dû couvrir pendant 30 ans. Pour un observateur extérieur, même superficiel, de la crise libanaise, ce narratif n’est guère convaincant. Et de facto, il semble clair que cette affaire n’a rien d’une suite de révélations spontanées mues par la volonté de régler le problème de la corruption endémique du pays. Ces dernières semblent au contraire, si ce n’est coordonnées, en tout cas opportunément convergentes afin de fournir un bouc émissaire à la grogne du peuple libanais. Une façon pour tous de préserver le statu quo ?

 

Pierre d’Herbès

Version anglaise (EN) : ici

 

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