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La France envisage de créer un média d’influence pour mener la guerre informationnelle en Afrique

Alors que la France est sous le feu constant des critiques en Afrique et fait l’objet d’attaques graves dans la sphère informationnelle, la présidence de la République aurait chargé le Quai d’Orsay de lancer un média d’influence sur Internet pour contrer les narratifs anti-français.

L’information circule depuis le printemps 2022 dans les cercles proches du ministère des Affaires étrangères : la France envisagerait de se doter d’un média ou d’une galaxie de médias pour mener, sur le sol africain, une guerre de l’information. La France souhaite ainsi répondre aux accusations dont elle est la cible, notamment en s’adressant au public africain francophone. Ce qui n’était, jusqu’alors, qu’une ébauche de projet, semble aujourd’hui se confirmer d’après des informations obtenues par la Lettre A.

D’après les dernières informations disponibles, ce média en ligne (dit pure-player) prend ses racines dans un rapport de Luc Briard et Liz Gomis, publié en mars 2022, s’inscrivant lui-même dans le cadre du projet de création de la « Maison des mondes africains et diasporas » porté par Emmanuel Macron depuis 2021. Dans ce rapport, le binôme évoquait, à renfort d’euphémismes, l’idée de « fabriquer de nouveaux imaginaires » en Afrique en créant un média pure-player en partenariat avec l’Institut national de l'audiovisuel. 

Ce projet, resté lettre morte jusqu’à présent, semble néanmoins avoir suscité l’intérêt de Anne-Claire Legendre qui dirige la Direction de la communication et de la presse du ministère des Affaires étrangères. Chargée de défendre les intérêts informationnels de la politique étrangère française et de répondre aux critiques qui la visent régulièrement, elle aurait été à la manœuvre pour coaliser TV5 Monde, l’Agence France Presse et France 24 afin de « lutter contre la désinformation » en Afrique. Exemple frappant de cette mobilisation, le travail effectué depuis plusieurs mois par AFP Factuel, dont une grande partie de l’action se concentre aujourd’hui sur les « fausses nouvelles » et autres rumeurs qui se répandent en Afrique francophone. 

 

Par ailleurs, d’après des informations obtenues par la Lettre A, le Quai d’Orsay aurait aussi fait appel à des prestataires privés, comme la société de communication Concerto, afin de tenter de redorer l’image de la France dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest.

Aujourd’hui, il semble néanmoins que le Quai d’Orsay souhaite passer à l’étape suivante. Si le projet est présenté avant tout comme un outil de « soft power », son utilité réelle est bien de servir de caisse de résonance pour répandre – auprès des populations africaines – le narratif français, à la fois sur le plan défensif (en répondant aux fausses informations ou accusations dont peut faire l’objet la France), mais aussi sur le plan offensif (en répandant des contenus favorables aux intérêts français ou diabolisant, par exemple, l’action des Russes ou des Chinois).

 

Sur le plan pratique, ce média devrait se présenter comme un pure-player, c'est-à -dire en utilisant essentiellement de petites vidéos courtes et dynamiques, à forte charge émotionnelle et donc à forte viralité, diffusées exclusivement sur les réseaux sociaux. Si la ligne éditoriale de ce média devrait être contrôlée de près par le Quai d’Orsay, la production de contenu et la gestion des comptes du média devraient être externalisées à des sociétés privées : un appel d'offres devrait bientôt être publié à cette fin pour dénicher un partenaire extérieur capable de gérer ce média pour le ministère. 

En septembre dernier, le chef de l’État avait déjà tenté de mobiliser les journalistes et autres influenceurs français pour les inviter à combattre la « propagande anti-française » et à promouvoir « la réalité de [l’action de la France] », en utilisant notamment le groupe France Médias Monde (RFI et France 24) comme relai de la parole française. Ces déclarations avaient été vivement dénoncées par une partie des journalistes en question qui, dans un communiqué cinglant, avaient revendiqué leur souhait de ne pas devenir un « opérateur de la diplomatie d’influence » française, de conserver leur neutralité vis-à-vis du pouvoir politique et diplomatique français.

 

Si, depuis la décolonisation, la France a presque toujours fait l’objet de critiques pour sa politique africaine, elle fait face – depuis plusieurs années maintenant et a fortiori depuis son intervention au Mali – à une offensive informationnelle d’une ampleur nouvelle qui nuit profondément à son maintien sur le continent. Ces attaques contre les intérêts français ou l’image de la France sont avant tout le fruit d’acteurs locaux qui reçoivent, de plus en plus, un appui étranger.

En Centrafrique, par exemple, la Russie s’est dotée d'une caisse de résonance locale qui, tout en défendant la présence russe, saisit toutes les occasions de critiquer l’influence française dans la sous-région. C’est ainsi le cas du média Radio Lengo Songo, basé à Bangui, qui est intégré à la galaxie médiatique PATRIOT-RIA FAN de Evgueny Prigozhin. Ce média opère à la fois en Centrafrique, pour créer localement du contenu pro-russe, pro-Touadéra et anti-français sous la direction du Bureau d’Information et de Communication (la cellule influence de la présidence centrafricaine, tenue par un cadre de Wagner, Valery Zakharov). Selon des informations concordantes, ce média serait également utilisé pour créer du contenu anti-français destiné à irriguer tous les autres pays francophones voisins.

Cependant, dernièrement, la Russie s’est de plus en plus éloignée de cette stratégie de création artificielle de contenu pour plutôt se diriger vers une stratégie de Key Leader Engagement (KLE), c’est-à-dire de partenariat tacites avec des acteurs locaux respectés. C’est notamment le cas de Nathalie Yamb ou Kémi Seba, penseurs très influents de la sphère panafricaine, fréquemment en visite en Russie qui sont courtisés par la diplomatie russe et notamment par la galaxie Wagner. Cette stratégie de KLE ne présente pour la Russie que des avantages : elle est plus organique, plus spontanée, moins coûteuse et mieux acceptée par la population. Dans ce schéma, la galaxie médiatique russe se contente d’amplifier la parole de ses influenceurs fétiches, qui restent généralement libres de leurs propos et de leurs productions, dans la mesure où ceux-ci servent les intérêts russes (ou desservent les intérêts français).

D’autres acteurs, comme la Turquie et le Qatar, ont des stratégies médiatiques offensives mais surtout balbutiantes : la Turquie, via TRT World et le Qatar via AJ+, répandent ainsi de manière chronique des contenus médiatiques très hostiles à la politique française en Afrique. Mais ces contenus, s’ils sont régulièrement repris par des acteurs et des médias d’Afrique francophone, semblent en réalité surtout cibler les diasporas africaines présentes en Europe. Les stratégies médiatiques anti-françaises de la Turquie et du Qatar, puisqu’elles ne sont pas suivies d’un projet politique ou diplomatique, menacent assez peu la présence française dans ces pays. Ces discours turcs et qataris ont surtout pour effet d’aggraver encore la crise de confiance à laquelle fait face la France.

 

Face à cet ensemble d’attaques dont elle est la cible, la France semble prendre conscience de la gravité de la situation et de la nécessité de sortir des « bonnes intentions » pour répondre aux attaques. Quelques éléments semblent indiquer qu’un sursaut français est en cours : la rapidité et l’efficacité de la réponse française lors de l’affaire des charniers de Gossi en est un exemple récent. Lors de cette épisode, des militants maliens liés à la galaxie Wagner avaient accusé la France, images à l’appui, de massacres dans la région de Gossi. L’Hexagone avait rapidement publié des images de drone et mené une communication de choc pour répondre à ces rumeurs et démontrer la mise en scène opérée par les combattants russes de Wagner.

Pour autant, la stratégie française – dans ses moyens conventionnels – reste à ce stade balbutiante : les révélations de GRAPHIKA et Facebook sur le réseau de trolls et de médias entretenu par la France en Afrique sont édifiantes. Sans porter une critique trop lourde à la stratégie française, il est possible de se questionner sur la façon dont la France espère éviter de perdre les « cœurs et les esprits » en Afrique. Ou plutôt, ce qu'elle compte mettre en place pour les regagner. 

Jusqu’à présent, la France semble s’être enlisée dans la stratégie du « trop » : trop d’acteurs, trop de bureaucratie, trop artificielle, trop lente, trop visible… Toutefois, la victoire, dans une confrontation informationnelle, repose presque exclusivement sur la capacité d’un acteur à agir dans une dynamique asymétrique avec des moyens et des capacités minimales. Ce qui s’accompagne nécessairement à la fois de la rapidité (pour coller au rythme du combat informationnel) et de la discrétion (pour ne pas perdre la face sur le plan diplomatique et militaire).

Pour en revenir à l’initiative du Quai d’Orsay, il est donc possible d’émettre des doutes sur cette nouvelle initiative et sur la création de ce média d’influence. Si elle dénote une prise de conscience des élites françaises quant à la nécessité d’occuper le champ informationnel, cette initiative semble en revanche arriver une nouvelle fois à contre-courant de ce qui aurait été nécessaire.

 

Dans un contexte où la France est accusée en permanence d’ingérence, établir ouvertement un média en ligne – identifié comme une caisse de résonance du narratif français – est le meilleur moyen de se faire accuser de propagande et de renforcer encore plus la défiance des populations locales vis-à-vis de la France. « Si la France voulait vraiment notre bien, elle n’aurait pas besoin de propagande » pourront-ils légitimement rétorquer.

Compte tenu des nouvelles politiques de transparence sur Youtube, Facebook ou Instagram, il sera impossible de maintenir caché le lien de ce ou de ces médias avec la France, et donc son statut étatique.

En d’autres termes, si ce média d’influence donnera effectivement des arguments et du contenu aux partisans de la France dans ces régions, il aura l’effet inverse chez les tièdes et les indécis, en les poussant probablement encore plus vers les discours panafricains radicaux : personne n’apprécie d’être la cible d’opérations psychologiques ou d’opérations de guerre de l’information par son ancienne puissance coloniale. Autrement dit, cette initiative risque de convaincre les convaincus, de faire basculer les indécis et de radicaliser encore plus les opposants à la présence française. Ce projet donnera du grain à moudre aux acteurs russes, qui pourront immédiatement dénoncer, de leur côté, la tentative propagandiste de la France tant auprès des Russes que des Africains.

 

S’il est indubitable que la France doit réagir et occuper le terrain informationnel, peut-être que cette stratégie envisagée par la présidence et le Quai d’Orsay est – pour le moment -, vouée à l’échec car trop artificielle, trop visible, trop peu subtile et trop lourde administrativement. En l’espèce, peut-être que les acteurs russes ont beaucoup à enseigner à la diplomatie française, notamment dans l’évolution de leur stratégie, pour se diriger vers l’utilisation et l’amplification d’acteurs locaux plutôt que sur la création d’un contenu artificiel et perçu comme tel par les acteurs locaux.

La France a encore des cartes à abattre en Afrique et des soutiens à mobiliser. Il ne tient qu’à Paris de savoir actionner ces leviers avec intelligence, notamment en gardant à l’esprit le temps long. À défaut de pouvoir se maintenir sur toutes ses positions en Afrique, l’Hexagone peut au moins s’assurer, par un discours offensif et diabolisant, que ces positions soient perdues pour tout le monde et qu’aucun acteur exogène ne vienne la remplacer à cette place. En d’autres termes, si la France peut s’autoriser de perdre, elle doit néanmoins s’assurer qu’aucun autre acteur exogène ne gagne. À défaut de pouvoir défendre ses positions et ses bilans, elle doit donc s’inscrire autant que possible dans une démarche offensive.

 

Il sera toujours temps plus tard, à force de travail et de partenariats gagnants-gagnants, de reconstruire doucement cette influence perdue, qu’à condition d’avoir préalablement évincé et déstabilisé tous les candidats qui se pressent pour profiter du déclin français.
 

Mat M. HAUSER pour le club Influence de l’AEGE

 


NB : le club Influence de l’AEGE publiera, dans les prochains mois, un long rapport d’analyse sur le sujet de la guerre informationnelle en Afrique à l’encontre de la France.


 

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