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Sabotage des gazoducs Nord Stream : la guerre informationnelle est déclarée

Qui est à l’origine du sabotage des gazoducs Nord Stream ? Deux explosions trahissent la volonté de nuire à ces infrastructures, et mille et une raisons pourraient pousser mille et un acteurs à agir ainsi. En marge de la guerre en Ukraine, cette crise se revêt pourtant d’un habillage informationnel conséquent, disposé à tromper bon nombre d’analystes.

Un peu de contexte

Les gazoducs Nord Stream 1 et Nord Stream 2 sont deux gazoducs reliant la Russie à l’Allemagne via la mer Baltique. Le premier a été mis en service en 2012 et peut transporter l’équivalent de 55 milliards mètres cubes de gaz par an. Par son intermédiaire, l’Europe est alimentée en gaz provenant des gisements russes majoritairement exploités par Gazprom. Le second n’avait pas encore été mis en service que son projet s’est vu arrêté net, compte tenu du début de la guerre en Ukraine. En effet, le chancelier allemand Olaf Scholz avait alors suspendu son processus de ratification. La capacité de Nord Stream 2, de 55 milliards de mètres cubes, avait pour but de doubler la quantité de gaz acheminée vers l’Europe depuis la Russie, anticipant le changement de mix énergétique en faveur du gaz et au détriment du pétrole. D’autre part, Nord Stream 2 aurait également pour but de se défaire des taxes commerciales de passage sur les territoires polonais et ukrainiens d’après Les Echos. Le financement des infrastructures était soutenu pour moitié par Gazprom, pour moitié par cinq sociétés européennes dont Engie.

L’origine des importations massives européennes remonte au début des années 2000. Et aujourd’hui, « l’Allemagne serait le premier client de la Russie pour le gaz », d’après un rapport de l’Ecole de Guerre Économique. « Cette dépendance accrue découle d’une double décision : l’arrêt du nucléaire, et l’abandon progressif des centrales thermiques à flamme utilisant du charbon. » Dans les faits, l’Allemagne est assujettie aux exportations de gaz russes, fruit d'une longue campagne d’influence des sociétés gazières, afin d'infiltrer les partis et associations écologistes allemands, via d’importants financements. Cette situation n’est cependant pas du goût des Etats-Unis, qui craignent que l’Allemagne n’échappe à leur contrôle.

En 2020, le gaz représentait 16,3% du mix énergétique de l’Allemagne, dont 55% du gaz naturel provenant de la Russie. Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’Allemagne prospecte tous azimuts pour trouver des solutions alternatives, et se tourne manifestement vers le gaz de schiste américain afin de combler ses besoins à court terme. « Les exportations de gaz naturel liquéfié (GNL) des États-Unis vers l’Union européenne ont presque triplé », déclarait Ursula von der Leyen en juillet 2022. Ainsi en juin, on mesurait que les États-Unis avaient exporté environ 57 milliards de mètres cubes de GNL, dont 39 milliards vers l’Europe, d'après les informations de Refinitiv fin juillet. 

 

Deux détonations avant que le gaz ne fuite…

Le 27 septembre 2022, au large de l’île danoise de Bornholm, plusieurs bouillonnements de 200 mètres à un kilomètre de diamètre au milieu de la mer sont observés. À l'origine, une fuite provenant des gazoducs Nord Stream 1 et Nord Stream 2, répandant dans la mer la quantité de GNL encore présente dans les tubes.

La cause de cette catastrophe aussi bien écologique que géopolitique, d’abord pressentie comme accidentelle, a rapidement été démentie par le Premier ministre danois Mette Frederiksen. Celle-ci a déclaré mardi soir, que les fuites seraient dûes à des « actes délibérés » et que ce n’était « pas un accident ». A l’appui de ces déclarations, un institut sismique suédois a enregistré deux « émissions massives d’énergie » d’une magnitude de 1,9 et de 2,1 entre dimanche et lundi soir. De plus, les tubes étant suffisamment blindés pour résister aux aléas naturels, ces trois fuites ne pourraient être expliquées que par deux explosions sous-marines (celles enregistrées par l’institut de sismologie cité précédemment), sans compter la proximité temporelle avec laquelle les incidents se sont déclarés.

Enfin, certaines sources évoquent la présence de l’US Government Vessel 3 à proximité des lieux de l’explosion, vérifiable depuis la carte interactive des flux maritimes mondiaux. Tout en restant prudent, cela pose question.

 

La disparité des opinions…

« Il est primordial d'enquêter sur les incidents et de faire toute la lumière sur les événements (…) Toute perturbation délibérée de l'infrastructure énergétique européenne active est inacceptable et entraînera la réponse la plus ferme possible ». Quelque soit l’issue de l’enquête, il est difficile de croire que les sanctions évoquées par le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell puissent s’appliquer de la même manière à tous les suspects. Au sein même de l’UE, certains ne cachent pas leur satisfaction et félicitent les États-Unis, à l’instar de Radek Sikorski, chef de la délégation UE-USA, et son tweet  « Thank you, USA. »

Une franchise qui contraste avec le tweet du conseiller à la présidence ukrainienne Mykhaïlo Podoljak avant de le supprimer: « la fuite de gaz à grande échelle de Nord Stream 1 n'est rien de plus qu'une attaque terroriste planifiée par la Russie et un acte d'agression contre l'Union européenne. »

  

 

En réaction à la fuite des deux gazoducs, le partenaire américain s’est exprimé et se dit prêt à « soutenir » les européens. Si certaines personnes y entrevoient un opportunisme de leur part, pour d’autres cela constitue une opportunité de s’implanter, voire même, une preuve de culpabilité.  

 

De nombreux détracteurs des Etats-Unis les accusent d’être à l’origine de ce sabotage, en témoigne la massive levée de bouclier à leur encontre sur Twitter. Pour appuyer leurs dires, une intervention du Président Joe Biden datant du 7 février 2022, dans laquelle le Président américain avait affirmé qu'il « ferait le nécessaire pour mettre fin » à Nord Stream 2 si les Russes envahissaient l’Ukraine. 

La Russie quant à elle, se défend d’avoir pu détruire un de ses leviers stratégiques, le porte parole du Kremlin qualifie cette accusation de « stupide et absurde. » Par ailleurs, la réponse de Moscou ne s’est pas faite attendre et la Russie demande une réunion du conseil de sécurité de l’ONU arguant que, le président américain est obligé de répondre à la question de savoir si les États-Unis ont mis à exécution leur menace. »

Dans l’hexagone, les réactions politiques sont timides et le gouvernement ne semble pas vouloir se positionner plus qu’outre mesure. La ministre de l’Europe et des affaires Etrangères communiquait ce matin son inquiétude et estimait que « la lumière doit être faite sur ce qui semble être un acte délibéré ». L’incident ayant eu lieu hier, seuls certains responsables de l’opposition ont exprimé leur point de vue. L’attitude de retrait du gouvernement français s’explique certainement par la mise en place d’un positionnement politique. En effet, dans une logique de front commun entre les pays de l’ouest de l’Union, il serait sans doute préférable pour la France de ne pas se prononcer trop tôt, au risque de contredire les résultats de l’enquête.

Sans émettre d’hypothèses fallacieuses, il convient de garder à l’esprit certains faits, de façon à mettre en perspective le sabotage de Nord Stream 1 et Nord Stream 2. Tout d’abord, le Baltic Pipe, un gazoduc reliant la Norvège à la Pologne, a été inauguré ce même 27 septembre 2022. Le Baltic Pipe est un projet européen d'intérêt commun lancé en 2013, dont le financement de l'UE, via le Connecting Europe Facility, avoisine les 267 millions d'euros. Il a la capacité de transporter 10 milliards de mètres cubes par an. De prime abord, détruire Nord Stream 1 et Nord Stream 2, en parallèle de l'inauguration du Baltic Pipe, pourrait s’agir d’un message fort de l’UE adressé à la Russie, explicitant les alternatives à l’importation de GNL russe. Mais là encore, n'est-ce pas se faire un plan sur la comète ? Quand seulement 10 milliards de mètres cubes peuvent être importés à l’année – dont 3 milliards immédiatement redirigés vers le Danemark – en comparaison des 110 milliards provenant de Russie, il y a bien là deux poids deux mesures. De plus, si les gazoducs venaient à ne plus être exploitables, la perte sèche représenterait pas loin d’un milliard d’euros pour Engie, l’équivalent pour ses partenaires européens, et 5 fois plus pour Gazprom.  

Le Portail de l’Intelligence Économique s’est livré hier à un exercice sur son fil Twitter. Comme le laisse si bien deviner les premiers éléments à disposition, le coupable parfait et idéal semble être les Etats-Unis. L’anathème « à qui profite le crime ? » est si facilement dégainable. En effet, à considérer les avantages économiques qu’ils en tirent et la disparition du lien de dépendance allemand à la Russie, les Etats-Unis paraissent être les seuls gagnants d’une telle action de sabotage. Dans un second temps, les Etats-Unis offriraient dans l’acte 2, un « soutien » au pays européen. Il est fort à parier qu’un soutien comme celui-ci pousserait l’Europe et l’Otan en guerre, accélérant l’effondrement de la Russie. Remonte alors de vieux documents classifiés « explicitant » entre deux lignes la volonté des Etats-Unis de prémunir les pays européens de leur dépendance aux importations de gaz russe. Ainsi donc, l’histoire est trop belle et semble cousu de fil blanc. A prendre avec des pincettes.

Il convient toutefois de prendre du recul. Ce n’est pas la première fois que la Russie met en œuvre une opération d’influence d’envergure, en témoigne l’état d’esprit anti-français ambiant en Afrique, suite à l’attaque informationnelle menée par la Russie sur les réseaux sociaux africains. Souvent grossier et rudimentaire tel que l’a été l’affaire du Charnier de Gossi, elles ont le mérite de fonctionner, au point que le pré-carré français semble sérieusement remis en cause. Ainsi, quel meilleur moyen pour changer le cours de la guerre en Ukraine, dans laquelle la Russie semble bien embourbée ? Pourquoi ne pas parler de stratégie de victimisation auquel cas, quand la Russie demande une réunion du conseil de sécurité de l’ONU, pour que « le président américain réponde à la question de savoir si les États-Unis ont mis à exécution leur menace ». Automutilation qui peut s’avérer efficace pour renverser l'opinion de la scène internationale, élément fondamental de toutes guerres sur-médiatisées. Les gazoducs Nord Stream 1 et Nord Stream 2 étant techniquement parlant à l’arrêt depuis les prémices de la guerre en Ukraine et ce pour probablement longtemps encore, que risque la Russie à détruire ses infrastructures, quand de nouveaux débouchés vers la Chine s’offrent à elle, pour faire passer les Etats-Unis pour coupable de sabotage ? En effet, la Chine s’apprête dorénavant à acheter du gaz russe en le payant en roubles et yuans. De même, le raccordement du champ gazier russe Kovykta “avant la fin de l'année” au gazoduc Force de Sibérie devrait permettre, selon Gazprom, “d'augmenter le volume des livraisons de gaz à la Chine en 2023”. Bien que son économie ait sérieusement pâti des sanctions internationales, de nouveaux débouchés s’offrent à elle, l’amenant toujours plus dans les bras de la Chine.

Tout ceci n’avance guère l’enquête, et le coupable n’est toujours pas passé au pilori. Pourtant, cela nous donne à comprendre ô combien la situation est rendue complexe, du fait des campagnes d’information et de désinformation prégnant la politique des Etats.

 

Luc de Petiville – Olivier Dolley

 

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