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Guerre de l’information contre la France en Afrique : Qu’est ce que le panafricanisme ? [1/3]

Pendant un an, le Club Influence de l’AEGE a travaillé sur les réseaux d’influence panafricanistes, acteurs moteurs de la guerre de l’information cherchant à réduire l’influence française en Afrique. Cette série de trois articles présente le courant de pensée panafricaniste, cartographie une partie de ses acteurs et présente leurs méthodes dans la sphère informationnelle. En plus d’une explication des stratégies des acteurs du panafricanisme, le rapport propose une série de recommandations défensives et offensives, qui visent à permettre à la France de contre-attaquer face à ces réseaux pour reprendre l’initiative stratégique dans le champ cognitif.

3 ans, 5 coups d’Etat : l’effondrement de l’influence française en Afrique

Par les armes et la politique

Après 1960 et la décolonisation, la place de la France en Afrique semblait être une évidence acquise pour tout le monde : Paris jouait sur le continent africain le rôle d’une puissance tutélaire cherchant à maintenir son influence, tout en peinant à l’assumer pleinement. L’Hexagone a ainsi été pendant plus d’un demi-siècle le premier partenaire économique et militaire des nations africaines. Cette politique étrangère française, souvent critiquée et maintes fois réorientée, était globalement acceptée par les populations africaines avec, souvent, une forme de fatalisme.

Mais cette influence française en Afrique, que tous pensaient acquise – en France du moins – a été profondément remise en question ces dernières années, au point de menacer une partie des intérêts stratégiques de la France. La présence africaine de Paris, construite par sur plus de cent-cinquante ans, semble avoir été en grande partie effacée au cours des trois dernières années.

Depuis 2020, cinq pays africains de la zone d’influence française ont fait face à des coups d’Etat : le Mali, la Guinée, le Burkina Faso, le Niger et le Gabon. Au-delà de ces pays, où le changement de régime a été brutal, d’autres pays de la zone d’influence tricolore ont entamé un inexorable virage, qui laisse penser que ces nations pourraient aussi rompre avec Paris. C’est notamment le cas du Sénégal, de la Côte d’Ivoire et de Madagascar. D’autres pays, comme la Centrafrique, ont déjà effectué ce virage anti-français, sans coup d’Etat. Dans l’intégralité des cas précités, les individus et les groupes aspirant au pouvoir ont pour point commun de mettre au cœur de leurs revendications une plus grande indépendance vis-à-vis de l’Hexagone, voire de réclamer un divorce complet.

Par une campagne d’influence transnationale anti-français

Le constat est donc sans appel : en trois ans, l’influence française en Afrique s’est effondrée, sous la pression des armes, mais surtout sous la pression de la rue. Car ce serait commettre une erreur d’analyse que de croire que les coups d’Etat dans ces pays se sont fait contre la volonté populaire des habitants. Au contraire, une partie des populations de ces pays soutiennent souvent les putschistes voire, pour certains, promeuvent un narratif anti-français encore plus radical que les militaires qui ont pris le pouvoir. Un narratif hostile à Paris qui, de Bamako à Niamey, reprend les mêmes logiques, les mêmes arguments, les mêmes problématiques, les mêmes canaux de diffusion.

Si ces populations, dans différents pays d’Afrique francophone, de manière coordonnée et systématique, ont connu la même prise de conscience hostile à la France, c’est d’abord parce que ces populations sont confrontées aux mêmes enjeux politiques, sécuritaires et mémoriels. Mais cela s’explique aussi par une autre raison, moins visible : ces populations sont, depuis plusieurs années, soumises à une grande offensive de guerre informationnelle hostile à Paris. Cette campagne d’influence et de dénigrement a miné la crédibilité de la France auprès de ces populations. Et face à ces enjeux soulevés par les populations africaines, la France, par ses réponses – et surtout par ses non-réponses –, a contribué à scier la branche sur laquelle elle était assise.

Cette campagne d’influence transnationale, basée autant sur la dénonciation de vrais problèmes que sur la production de fausses informations grossières, n’est pas décentralisée, spontanée ou « grassroot ». Elle est organisée par des acteurs précis, qui répondent à un agenda encadré, qui utilisent des techniques d’influence offensive remarquables et qui bénéficient de relais internationaux majeurs. Ces acteurs, au cœur de cette grande campagne de guerre de l’information contre la présence française en Afrique, ce sont les « panafricanistes ».

Le panafricanisme, un mouvement politique ancien ayant connu une lente évolution

Le panafricanisme est un mouvement éclectique, souvent difficile à comprendre pour un observateur extérieur en raison du nombre importants d’acteurs qui s’en revendiquent, y compris souvent des acteurs hostiles les uns aux autres. Il n’est ainsi pas rare de voir les panafricanistes 2.0, guidés par exemple par Kémi Seba, s’en prendre violemment à un chef d’Etat africain qu’ils accusent de collaboration avec la France, alors même que ce chef d’Etat se revendique lui-même des idéaux panafricains… Et inversement, beaucoup d’Africains revendiquent un attachement aux idéaux panafricains tout en rejetant en bloc une personnalité comme Nathalie Yamb ou Ben Le Cerveau. Pour comprendre pleinement le panafricanisme et ses différentes écoles, il est donc nécessaire, comme souvent, de se replonger dans la genèse de ce courant de pensée.

Des origines à la scission entre modérés et radicaux

Le panafricanisme, en tant que mouvement politique, émerge à la fin du XIXe siècle en réaction à la condition des Noirs en Amérique et à l’expansion coloniale européenne en Afrique. Anténor Firmin, homme politique haïtien, joue un rôle précurseur en plaidant pour l’égalité totale des Noirs sur le plan politique et racial. Un groupe d’intellectuels, principalement issus de l’Empire britannique, d’anciens esclaves américains et de socialistes français, s’inspire par la suite des idées de Firmin pour dénoncer la colonisation européenne et réclamer une autonomie pour toutes les populations africaines, sur l’ensemble du continent. Ce sont les premiers panafricanistes. La victoire de l’Éthiopie sur l’empire colonial italien en 1896 renforce le mouvement panafricaniste en montrant qu’un État africain peut résister à la puissance coloniale européenne.

Quatre années plus tard, en 1900, un grand congrès panafricaniste se tient à Londres, premier congrès qui sera marqué par une division entre modérés (qui ne s’opposent pas réellement à la colonisation mais réclament l’égalité des droits entre européens et africains) et radicaux (qui rejettent totalement la colonisation et prônent la formation d’une union africaine pour endiguer l’impérialisme européen).

Après la Première Guerre mondiale, le camp des radicaux gagne en popularité au sein de l’école de pensée panafricaniste, école qui devient donc de facto un mouvement visant à favoriser l’union et la solidarité des Africains sur des problématiques communes afin d’obtenir l’indépendance totale du continent vis-à-vis des occidentaux.

Après une courte pause pendant la Seconde Guerre mondiale, le panafricanisme reprend de la vigueur après 1945, avec des leaders francophones comme Cheikh Anta Diop et Kwame Nkrumah, ce dernier menant le Ghana à l’indépendance en 1957. Le Ghana dirigé par Kwame Nkrumah devient un fervent défenseur de la libération totale de l’Afrique, aboutissant à la création de la Conférence des Peuples Africains et de la Conférence des Etats Indépendants d’Afrique. Bien que ces initiatives ont échoué, elles ont préparé le terrain pour la formation de l’Organisation de l’Unité Africaine en 1963, grâce à l’impulsion de Kwame Nkrumah, Patrice Lumumba et Hailé Sélassié. Malgré un départ prometteur, cette « union panafricaine » a progressivement perdu de son élan après les années 1970, à mesure que les pays africains devenaient indépendants et se concentraient sur leurs problèmes internes. Les rares formes de coopération transnationale et panafricaine qui subsistent se limitent alors principalement aux domaines scientifiques et culturels.

Une montée en puissance au XXIe siècle

Il faudra attendre le début du XXIe siècle, pour voir une réelle renaissance du panafricanisme politique, renouveau causé par deux événements majeurs : l’adoption du Nouveau Partenariat pour le Développement de l’Afrique (NEPAD) en 2001 et la dissolution de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) en 2002, qui laisse place à l’Union Africaine (UA). Ces initiatives marquent le début d’une unité politique et économique en Afrique, malgré les nombreuses divergences entre les pays membres. Le panafricanisme devient principalement une idée géographique, visant à renforcer la coopération entre les nations du continent africain, tout en multipliant les liens avec les afrodescendants à l’étranger, en particulier en Amérique et en Europe.

Cette vision du panafricanisme se contente d’affirmer que les populations africaines font face à des défis transnationaux (problématiques sociales et sécuritaires, problématiques économiques et monétaires, problématiques climatiques et environnementales), défis qui doivent donc nécessairement être traités conjointement par les Etats africains. Ces panafricains revendiquent aussi, évidemment, une indépendance plus grande vis-à-vis des institutions occidentales (et notamment de la France). Mais ils ne s’opposent pas entièrement à la conservation de relations bilatérales avec la France et militent pour leur intégration dans les grandes institutions du monde occidental. C’est cette vision du panafricanisme qui est encore aujourd’hui la plus répandue au sein des populations africaines, qui s’efforcent de réclamer une souveraineté accrue sans vouloir rompre totalement avec l’Occident.

De la lutte contre le néo-colonialisme à l’émergence du panafricanisme contemporain

Un retour du panafricanisme radical anti-occidental

Cette vision modérée est pourtant mise en concurrence avec une autre vision du panafricanisme, qui s’inscrit dans le prolongement des théories des radicaux du XXe siècle. Cette autre vision perçoit l’Afrique comme encore victime de l’impérialisme étranger et de la discrimination, tout en la considérant comme le berceau spirituel, civilisationnel et technologique de l’humanité. Ces radicaux ne considèrent pas seulement que les Africains doivent travailler ensemble pour la prospérité et la souveraineté de leurs nations ; ils nourrissent en plus une forme de revanchisme anti-français et anti-occidental, qui vise à faire table rase de toutes traces de l’influence française.

Trois événements majeurs ont ravivé ce discours radical :

  • Les Printemps Arabes à partir de 2011, qui ont mis en lumière la lutte contre l’impérialisme occidental, notamment après l’intervention française en Libye ;
  • L’intervention militaire française au Sahel, perçue à partir de 2014 notamment comme le paravent d’une forme de néocolonialisme armé pour s’approprier les richesses locales et soutenir des gouvernements honnis par la population pour n’avoir pas su la protéger de groupes armés
  • La renaissance des mouvements noirs aux États-Unis à partir de 2015/2016, une résurgence politique et identitaire parmi les communautés noires établies en dehors de l’Afrique qui a contribué à alimenter le débat panafricaniste en Afrique, avec des liens croissants entre les militants africains et ceux de la cause noire en Occident.

Or, là où les panafricanistes modérés se contentent d’une influence passive, essentiellement élitiste, passant par les universités et les organisations internationales, les panafricanistes radicaux cités préalablement ont une stratégie beaucoup plus proactive de conversion, cherchant l’adhésion de la masse dans une démarche prérévolutionnaire.

Une stratégie d’influence très agressive portée par les panafricanistes radicaux

Usant des réseaux sociaux, de botnets, de vrais-faux médias ou de pratiques d’astroturfing, ces militants radicaux martèlent un argumentaire anti-français très bien pensé et donc très efficace, rebondissant systématiquement sur des faits d’actualités nationaux, pour décliner dans chaque pays une version adaptée d’un narratif global visant à dépeindre la France comme une puissance coloniale qu’il faudrait éjecter entièrement du continent africain.

Bien qu’il existe des liens profonds entre panafricanistes modérés et panafricanistes radicaux, ces deux groupes se vouent néanmoins une haine profonde. D’un côté, les modérés qualifient souvent les radicaux comme Kémi Seba de « panafricons » ou d’opportunistes, qui défendraient des idées irréalisables ou qui se positionneraient en « influenceur » simplement pour s’enrichir. De l’autre, les radicaux voient volontiers les modérés comme des « traîtres », des « collaborateurs » ou des gate keepers, qui auraient abandonné la « vrai lutte panafricaniste » (c’est-à dire révolutionnaire), pour conserver leur pouvoir et leur confort.

Le but de cet article et du dossier qu’il introduit était donc de se pencher non pas sur le mouvement panafricaniste en général, non pas sur les « panafricanistes modérés », mais bien sur l’aile la plus radicale de ce mouvement, celle qui a développé un narratif anti-français si offensif. L’utilisation courante, dans l’article comme dans le dossier, du terme « panafricains » doit donc s’entendre comme désignant uniquement les radicaux présentés ci-avant.

Ces premières bases théoriques permettent de mieux comprendre la notion même de « panafricanisme », une école de pensée ancienne et très hétéroclite, axée initialement sur la construction d’une unité africaine autour d’idéaux de souveraineté, mais qui a peu à peu muté vers des idées plus radicales, centrées sur le rejet de la présence française.

Club Influence de l’AEGE


La partie 2 de cette série présentera de manière précise les acteurs, personnes et mouvements panafricanistes à l’œuvre, faisant notamment l’inventaire de leurs méthodologies et de leurs liens avec des puissances étrangères.