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[JdR] Le game-based learning, un outil d’anticipation des risques et de préparation à la gestion de crise

« Nous sommes aujourd’hui entrés dans une ère d’incertitude et d’imprévisibilité » commente Pierre Razoux, historien français spécialiste des relations internationales et du wargaming lors de l’ouverture du Serious Game Forum à l’Ecole militaire le 3 décembre dernier. En effet, la configuration géopolitique actuelle, caractérisée par la posture agressive de certains Etats, nous pousse à rechercher des outils de prospective et de gestion de crise de plus en plus performants. Parmi eux, le game-based learning – soit l’apprentissage par le jeu – constitue un cadre flexible, peu onéreux et qui permet l’équilibre entre les visions tactiques, opérationnelles, géopolitiques et politiques d’une situation donnée.

Le game-based learning se révèle aujourd’hui être une solution d’entraînement incontournable, dans le domaine militaire d’abord – visible sous forme de wargames – mais également de plus en plus dans le domaine civil, plus connu sous le nom de business game. Il s’agit d’un outil d’aide à la décision plaçant les joueurs en situation de choix complexe, voire de dilemme afin de répondre à une potentielle situation de gestion de crise – de type catastrophe naturelle ou humanitaire, attaque NRBC (Nuclear, Radioactive, Bacteriologic & Chimic), prise d’otage, attentat, dilemme éthique, etc. ; le but étant bien entendu que les scenarii soient les plus proches possibles de situations réelles.

Il semble tout d’abord primordial de définir le concept de serious game, pour ensuite évoquer ses applications dans le monde actuel, et ce dans le but de démontrer qu’il s’agit d’un outil essentiel à la prévention des risques et des crises inhérents aux opérations militaires et au monde des affaires.

Les « jeux sérieux » sont aujourd’hui un outil incontournable du développement capacitaire des organisations, qu’il s’agisse des forces armées comme des entreprises. D’abord utilisé par l’armée prussienne au début du XIXème siècle sous le nom de Kriegspiel, soit littéralement « jeu de guerre », le concept de serious game séduit aujourd’hui un vaste public, que ce dernier soit civil ou militaire. Il s’agit d’une activité combinant une intention sérieuse (pédagogique, informative, communicationnelle, marketing, ou d’entraînement) et des ressorts ludiques issus du monde du jeu vidéo. Ceci dans le but de favoriser l’apprentissage par le développement de nouvelles compétences et de capacités de gestion de l’imprévu et du stress. Il est à noter qu’un serious game est toujours opéré par trois outils agissant en parallèle :

  • Une DIREX (Direction d’Exercice), située dans une salle à part et dont la mission principale est d’alimenter la main courante et de veiller au bon déroulement du scénario ;
  • Une Direction de la Communication en charge d’assurer les communications par radio et par liaison de données tactiques ;
  • Un AAR (After Action Review), soit le débriefing final, mené à partir d’observations effectuées pendant le jeu, de mesures de stress et de questionnaires individuels.

Enfin, les serious games comportent plusieurs défis qu’il convient d’énumérer – à savoir la facilité d’utilisation, la qualité du support des outils, le réalisme des modèles, le comportement des acteurs, ou encore la concordance entre situations réelles et situations simulées. Ces derniers sont néanmoins contrebalancés par l’immersion, l’interactivité et le gain final généré par le jeu en termes d’amélioration des capacités. Néanmoins, il est à noter que si le concept de serious game était à l’origine uniquement dédié à une application militaire, son efficacité démontrée lui a permis de s’implanter progressivement dans d’autres domaines. Il trouve aujourd’hui toute sa place dans la sphère civile.

Comme indiqué précédemment, le game-based learning est très présent dans la sphère militaire – plus connu sous le nom de wargame. En effet, si dans un état-major la tendance laisse à croire que les choses vont se passer comme anticipé, « la guerre ne se passe jamais comme prévu » selon le colonel Christophe de Lajudie. Le développement de solutions de jeu fiables et au plus proche de situations réelles permet ainsi de décupler les capacités d’entraînement, de réflexion et d’anticipation des risques des unités, ces dernières étant volontairement mises en situation de stress intense, et leurs actions analysées. Le game-based learning se positionne donc comme la pierre angulaire de la préparation mentale des unités d'active. Cependant, il est à noter que le wargame reste une situation simulée : il ne prend pas en compte les pertes humaines, et rassure de manière artificielle. Une prise de recul importante par rapport à l’outil est donc nécessaire.

De ce fait, cet outil a peu à peu su gagner le secteur civil, et est aujourd’hui parfaitement adapté au secteur privé. En effet, l’entraînement via des scenarii simulés mais au plus proches de la réalité permet aux entreprises d’anticiper les risques liés à certaines de leurs activités, et donc de mieux gérer les situations de crise. C’est par exemple le cas du cabinet de conseil Deloitte, qui utilise ce type d’outil dans le cadre de l’accompagnement de ses clients. Cela peut notamment survenir lors d’opérations présentant un risque, comme lors du lancement d’un nouveau produit, ce qui constitue un véritable challenge pour l’entreprise, ou encore à la suite d’une réorganisation. Deux équipes s’affrontent, la blue team représentée par le client, et la red team, représentée par le cabinet de conseil. Selon Sarah Ulricht, de Deloitte UK, « Il n’y a pas de limite à la prise de décision dans le business gaming ». Tous les scénarios possibles peuvent donc être envisagés, ce qui laisse la porte ouverte à autant de situations vraisemblables. Néanmoins, pour Deloitte, le côté digital doit toujours se positionner comme soutien à la prise de décision, et non l’inverse.

De même, la pratique régulière de business games permet un instant d’inverser les rôles, et ainsi de « permettre aux joueurs/collaborateurs de se mettre dans la tête du PDG », selon Walter Vedjovsky, responsable M&A chez Capgemini. Le game-based learning a donc pour objectif premier d’augmenter l’efficacité, la réactivité face à l’imprévu et l’élasticité de la prise de décision des individus concernés. De la même manière, l’entreprise Total a misé sur le business gaming, décontextualisant l’apprentissage afin de familiariser ses collaborateurs à la nouvelle stratégie d’innovation du groupe. L’idée étant toujours de préparer les managers comme les juniors à affronter de manière plus sereine et réfléchie les situations parfois délicates qu’ils vivent au quotidien.

Cet engouement pour le game-based learning est aussi visible à travers le développement d’un véritable marché du serious game, principalement lié à l’écriture de scénarii ou au design des cinématiques du jeu. De ce fait, un nombre croissant de grands groupes, comme l’industriel de l’armement Thales, incorporent des startups spécialisées dans l’écriture de scenarii de gestion de crise. Néanmoins, au-delà du cadre purement « business », le game-based learning tend à s’adresser à la société civile dans sa globalité. Ceci est particulièrement visible à travers la volonté croissante de certaines instances régionales (comme les conseils régionaux ou départementaux) qui souhaitent accéder à ce type de solution. De même, la forte augmentation du nombre d’applications de ce type après les attentats du Bataclan de novembre 2015 témoigne d’une volonté générale de démocratiser cette méthode, qui semble faire ses preuves. Le recours à des scenarii de gestion de crise lors d’exercices d’entraînement civils est très populaire en Europe, en particuliers au Pays-Bas. Cependant, la configuration urbaine française couplée aux responsabilités politiques plus restreintes des maires et à l’absence relative de « culture de crise » en France rend l’ancrage de la pratique du serious game plus ardue sur le territoire national. Des progrès sont tout de même à noter ces dernières années.

Ainsi, le game-based learning offre aujourd’hui un panel d’outils connectés, immersifs, réactifs, intuitifs et relativement peu onéreux, permettant de décupler les capacités d’entraînement des unités par le jeu – que ces dernières aient un profil civil ou militaire – et ce dans un contexte financièrement tendu. La mise en situation de stress intense, l’enregistrement de l’ensemble des actions des joueurs dans le but d’effectuer une restitution commune et l’organisation systématique d’un RETEX (Retour d’Expérience) à la suite du jeu en fait ainsi un réel outil d’aide à la décision, fidèle à l’idée de toujours « s’entraîner comme on va combattre ». Plus généralement, l’essor de pédagogies dites « alternatives » – dont la simulation par le jeu fait partie intégrante – permet ainsi d’aboutir à une prise de décision plus sereine face à une situation de dilemme complexe.

Club Risques AEGE