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L’approvisionnement en engrais : une menace pour la souveraineté alimentaire française ?

Les engrais sont devenus indispensables à nos systèmes alimentaires actuels. Pourtant, leur production est directement ou indirectement dépendante de ressources naturelles finies peu, ou pas présentes sur le territoire national. Cette vulnérabilité est exploitée par les pays producteurs de ces ressources pour peser sur la scène internationale : une réflexion générale sur la gestion stratégique de ces flux en France se fait attendre.

Les engrais, devenus essentiels pour l’agriculture mondiale

Les engrais font partie des éléments essentiels de l’agriculture telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui dans le monde. Sous formes minérale ou organique, ils apportent les éléments nutritifs pour permettre une croissance plus rapide des végétaux. Ils sont donc d’autant plus utilisés que la demande en produits alimentaires, qui suit la démographie mondiale, a été multipliée par quatre en un siècle. Les régimes alimentaires contemporains sont par ailleurs plus gourmands en surface agricole du fait de la hausse de consommation nominale de produits d’origine animale. Ainsi, bien que les engrais ne soient pas toujours indispensables au développement des cultures, les rendements qu’ils permettent d’atteindre font de la fertilisation une pratique aujourd’hui largement répandue dans le monde agricole.

Les engrais sont principalement composés des éléments azote (N), phosphore (P) et potassium (K), dans des proportions précises : une carence ou un surdosage peuvent s’avérer néfastes pour le développement d’une plante. On estime que leur utilisation dans l’agriculture a été accélérée par les conflits mondiaux de la première moitié du XXème siècle, qui ont conduit à l’industrialisation de la production d’ammonium à partir du diazote de l’atmosphère. Toutefois, l’approvisionnement en potassium et phosphore est, lui, directement dépendant de l’extraction minière. C’est donc une ressource limitée et concentrée dans certaines régions du globe.

Des approvisionnements qui révèlent d’importantes vulnérabilités

Avant que l’on sache synthétiser l’ammoniac, les gisements en engrais azotés étaient devenus insuffisants pour l’agriculture. Le guano, excrément d’oiseaux marins riche en azote, avait acquis un statut si précieux qu’il donna même son nom à une guerre opposant l’Espagne au Chili et au Pérou pour son approvisionnement, entre 1864 et 1883. L’invention du procédé Haber changea radicalement la donne, puisqu’il permit de produire de l’ammoniac à partir du diazote contenu dans l’air, ouvrant la voie à un gisement potentiellement infini. Le concours de Bosch a permis son industrialisation en 1913. Toutefois, ce procédé mobilise une importante quantité de dihydrogène dont la production actuelle, fortement dépendante du gaz naturel et coûteuse en énergie. On estime que la production d’un kilogramme d’ammoniac nécessite environ 0,6 kg de gaz. Dès lors, la production d’engrais azoté est indirectement mais fortement dépendante du gaz naturel, principalement importé aujourd’hui.

Pour le phosphore, la situation est autrement différente. En effet, la forme minérale est le plus souvent déconcentrée, le phosphore sous forme concentrée étant principalement retrouvé dans les produits d’origine animale. Parmi les gisements de roches exploitables, le Maroc contient près de 70 % des réserves mondiales, devant l’Égypte (4 %), la Tunisie (3 %), l’Algérie (3 %) ou encore la Chine (3 %). Parmi les pays producteurs, on compte néanmoins les États-Unis (10 % de la production, 3ème place derrière le Maroc et la Chine et devant la Russie). Toutefois, les réserves diminuent rapidement et atteignent des seuils préoccupants. Les phosphates d’origine minérale constituant l’essentiel de la production d’engrais phosphorés et les alternatives n’étant à ce jour pas connues, l’approvisionnement dans cette ressource pourrait s’avérer déterminant pour la souveraineté nationale dans les prochaines décennies.

Pour la potasse, comme pour le phosphore, l’extraction minière est indispensable à la production d’engrais. En revanche, le niveau des réserves est jugé moins préoccupant. La guerre en Ukraine a certes perturbé les exportations russes, mais les réserves connues sont près de 100 fois supérieures à la production annuelle. De plus, la répartition des gisements actuels peut être vue comme plus favorable à la France, puisque le Canada (40 % de la production) ou l’Allemagne (7 %) sont des producteurs importants de potasse. La concentration de l’essentiel des flux sur un petit nombre de producteurs est en revanche une vulnérabilité plus inquiétante.

Une instrumentalisation des flux internationaux en réponse à l’invasion de l’Ukraine

Outre les approvisionnements sensibles (dépendance au gaz naturel pour la production d’engrais azotés, forte concentration géographique pour le phosphate), l’invasion de l’Ukraine en 2022 et les mesures économiques prises en retour ont conduit à accentuer la pression sur les engrais. La Russie est en effet le premier pays exportateur de nitrate d’ammonium, d’urée, d’ammoniac et le 3ème de chlorure de potassium. Bien que les produits alimentaires et les engrais soient exemptés des sanctions imposées par l’Union européenne envers la Russie, le régime de restriction des transactions financières imposé est invoqué par Moscou pour expliquer la baisse de ses exportations. Par ailleurs, les exportations de la Chine, premier fournisseur d’engrais azoté en 2021, ont aussi été réduites de près d’un quart en 2022 pour répondre à ses besoins domestiques.

Cette baisse de disponibilité a tout d’abord provoqué une hausse importante du prix des engrais : + 154 % pour le chlorure de potassium (engrais potassique) ou + 62 % pour l’urée (engrais azoté). Cette augmentation du prix des engrais s’est répercutée sur les productions agricoles et ont conduit à une augmentation généralisée du prix des denrées alimentaires, au-delà de l’inflation moyenne qui touche la France. Les pays africains, dont l’alimentation représente proportionnellement un budget plus élevé, ont été les plus touchés par ces augmentations. Cette vulnérabilité a été exploitée à des fins d’influence par la Russie, qui a promis des livraisons de céréales et d’engrais aux pays les plus en difficultés.

Ensuite, la baisse des exportations d’engrais vers les pays européens a sans doute été un élément contraignant pour les finances russes. Cela a même été l’un des arguments avancés par la Russie pour justifier son retrait des accords céréaliers de la mer Noire en juillet 2023. Cet accord prévoyait l’établissement d’un corridor maritime pour exporter les céréales ukrainiennes.

Enfin, l’isolement de la Russie sur la scène internationale a permis le retour de parias, notamment l’Iran. Après l’invasion de l’Ukraine, le Brésil s’est retrouvé en manque d’engrais et a donc conclu un accord avec le pays ostracisé. D’un côté, l’Iran assurait un approvisionnement record en urée et de l’autre, le Brésil lui fournissait du maïs. Les échanges ont dépassé les 6,5 milliards de dollars en 2022 et pourraient dépasser les 10 milliards pour 2023.

Les défis d’approvisionnement

Les engrais azotés sont épandus annuellement. Bien que leur production industrielle à partir du diazote atmosphérique permette un gisement potentiellement infini, leur fabrication fait intervenir des ressources peu, ou pas présentes sur le territoire national. En effet, le procédé mobilise du dihydrogène dont la production est encore largement dépendante du gaz naturel. Ainsi, elle expose les pays agricoles aux pays exportateurs de gaz, dont la Russie fait partie. La production d’hydrogène par électrolyse, en développement, pourrait permettre de répondre à ces deux enjeux. A ce titre, la récente coopération entre Air Liquide et Siemens dans la production d’électrolyseurs est un signal positif pour notre souveraineté nationale et européenne en matière de production d’hydrogène. Le développement du biométhane, gaz produit sur le territoire national à partir de résidus agricoles et autres biodéchets, est également levier pour gagner en souveraineté dans la production d’engrais azotés.

Concernant le phosphore, son approvisionnement se fait majoritairement via le phosphate, une ressource non renouvelable dont les réserves approchent des niveaux inquiétants. Par ailleurs, les réserves actuellement disponibles dans les sols sont inégales parmi les pays dans le monde. Sur ce sujet, la France est dans une situation moins inconfortable qu’ailleurs, car on estime que la moitié du phosphore disponible dans ses sols provient des engrais minéraux. Ce constat doit faire prendre conscience de la nécessité de développer des systèmes agricoles raisonnés. Certaines cultures comme le lupin blanc ou le sarrasin permettent ainsi d’augmenter la quantité de phosphore disponible dans les sols. Plus largement, cette situation doit amener à un changement de paradigme sur le recyclage du phosphore dans les flux anthropiques : élevage, eaux usées, etc.

Les défis sanitaires et environnementaux

Les impacts environnementaux des engrais azotés sont multiples. Leur fabrication à partir de dihydrogène a des conséquences négatives sur le bilan des émissions de gaz à effet de serre de l’agriculture. Mais l’épandage a aussi des conséquences néfastes dans la qualité des sols, des cours d’eau et de l’air. Parmi les mesures intéressantes pour améliorer l’efficacité des engrais tout en réduisant leur impact environnemental, on peut relever une meilleure précision dans les quantités épandues, l’enfouissement de l’épandage et le suivi des conditions météorologiques.

Dans cette optique, l’Union européenne a réagi par le biais d’une directive sur les nitrates qui contraint quantitativement l’amendement en engrais azotés. Toutefois, une trop forte réduction en apport de matière azotée est directement liée à une baisse de la teneur en protéine présente dans le blé, qui est un indicateur de qualité pris en compte dans le commerce international. Cette diminution pourrait donc entraîner des difficultés d’exportation du blé français dont le taux serait de 11,6 % en 2020, alors que le marché africain exige souvent un niveau minimum de 12 %. Sur ce sujet, le développement variétal pourrait être une solution puisque des blés tendres cultivés sans engrais minéraux dépassant les 12 % de teneur en protéine sont en expérimentation.

Une des conséquences indirectes de l’invasion de l’Ukraine et de la baisse des importations d’engrais russes vient de la source des nouveaux minéraux de phosphate. Originaires du Maroc, leur teneur en cadmium, élément cancérogène, mutagène et toxique pour la reproduction, est plus élevée. Or, l’Union européenne réfléchit depuis plusieurs années à diminuer le seuil maximal de cadmium dans les engrais à 60 mg par kg. Dans un tel contexte, cela mettrait la Russie en situation de quasi-monopole car c’est l’un des seuls pays à disposer de gisements naturellement inférieurs aux taux envisagés. En attendant, cet enrichissement est une menace pour la sécurité sanitaire en France et en Europe.

Dépendance des engrais : une réflexion générale s’impose 

Si la situation de l’approvisionnement en engrais n’est pas aussi critique qu’elle le fut au début du XXème siècle, le contexte actuel dans lequel elle s’inscrit est toutefois préoccupant. Le changement de la structure démographique de la population agricole s’est en partie reposé sur une utilisation massive des engrais dont l’approvisionnement n’est pas toujours garanti et repose sur des équilibres industriels et diplomatiques fragiles. Un usage précis des engrais est nécessaire pour réduire la pression sur leur production tout en maintenant des rendements suffisants.

Les contraintes liées à la raréfaction des engrais phosphatés ou à l’accumulation d’azote dans certaines géographies pointent la nécessité de revoir les systèmes agricoles tels qu’ils sont actuellement déployés sur nos territoires. Les rotations de cultures et les effluents d’élevages sont des premiers leviers agronomiques rapidement mobilisables pour répondre à ces contraintes, mais une réflexion générale sur la gestion des flux de ces minéraux d’intérêts doit aussi être conduite.

Tadeg Grall

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