La relance de l’industrie textile, un combat national

Le choix du patronat de délocaliser dans les pays à bas coût, les accords de libre-échange et la fast-fashion ont durablement ébranlé les filières de l’industrie textile française ces soixante-dix dernières années. La prise de conscience récente de certains acteurs les a conduits à tout faire pour rendre à la France son arsenal de production textile. 

Les causes multiples du décrochage rapide de l’industrie textile française

Les conditions de l’essor de l’industrie textile en France à partir du XIXe siècle

Historiquement la France est le pays de la couture : depuis le XVe siècle, la production textile française est réputée pour sa qualité. Le savoir-faire des artisans français s’illustrait notamment dans la filature, le procédé qui permet de transformer les fibres de laine ou de soie en fils prêts à tisser. L’industrie textile a connu un essor fulgurant pendant la révolution industrielle. Cet essor, permis par de nombreuses innovations mécaniques entre les années 1750 et 1850 a fait passer le modèle artisanal où les tisserands et fileurs travaillaient à domicile par une production mécanisée. L’invention de la machine à coudre par le français Barthélémy Thimonnier 1829, illustre ces changements. Des machines permettant d’effectuer le travail de plusieurs employés ont été créées et adoptées par l’industrie du textile, comme la machine à filer « Spinning Jenny » inventée par James Hargreaves en 1764, permettant de filer huit fils de coton à la fois. En France, l’industrie textile se concentrait dans cinq bassins historiques. Le nord se distinguait par sa maîtrise de la dentelle, du prêt-à-porter et du linge de maison confectionné dans les usines de Calais et de Roubaix. Dans les Vosges, l’industrie textile s’est développée grâce à la maîtrise du coton tandis que les manufactures d’Alsace excellent dans la teinturerie et l’impression textile. Plus au sud, la Champagne et la région Rhône-Alpes se spécialisaient dans la bonneterie (maille, tricot, lingerie, textile pro). 

La disparition du coton dans la production au profit du synthétique

L’émergence de sociétés de consommation autour (durant les années 1945-1975 en France) dans les pays occidentaux entraîne un changement d’habitudes de consommation des populations : l’industrie, grâce à une production de masse, a su répondre à l’importante demande des consommateurs, en proposant un renouvellement fréquent des collections textiles. Dans la première moitié du XXème siècles, des avancées technologiques adviennent et permettent ainsi l’utilisation de matières premières moins chères et plus faciles à transformer comme le nylon en 1935, puis le polyester en 1954. L’utilisation de ces matières a contribué à une baisse de l’utilisation des matières comme le coton, qui demandaient plus d’efforts et étaient plus onéreuses. Parallèlement, la décolonisation est aussi un des responsables de la baisse de production du secteur textile. De nombreuses colonies produisant du coton, comme le Soudan français (Mali aujourd’hui) ou encore le Cameroun sont devenus indépendantes en 1960.

Le choc insoutenable des pays à bas coût et du prix de l’énergie

De grands concurrents dans la production de vêtements ont fait leur apparition, des pays où la main d’œuvre était abondante et peu onéreuse pour les entreprises. Dans les années 1960, les pays du Nord de l’Afrique comme le Maroc ou la Tunisie ont été les premiers à attirer les entreprises françaises. La main d’œuvre peu chère et la proximité avec le centre de décision, encore situé en France, ont grandement attiré les industriels français. L’absence de syndicats défendant les intérêts des ouvriers dans les pays émergents a également contribué aux délocalisations des entreprises françaises. En effet, à de nombreuses reprises le patronat a fait face à des mouvements de grèves organisés par les syndicats, notamment en mai 1968 pour exiger des augmentations des salaires.

Plus tard, à partir de 1979, l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping a entraîné une série de réformes économiques visant à ouvrir la Chine au monde en vue de stimuler le développement de son industrie, les zones économiques spéciales. Pékin disposait, lui aussi, de plusieurs avantages compétitifs comme une main d’œuvre peu chère et non syndiquée ainsi que des normes environnementales et salariales favorables à la production. Les pays asiatiques sont devenus par la suite les espaces économiques dans lesquels les industries françaises du textile délocalisaient le plus. Par ailleurs, l’appareil productif français s’est réorienté : en 1965 l’industrie du métal dépasse l’industrie textile en nombre d’effectifs. À titre d’exemple, dans le Haut-Rhin, 220 établissements industriels textiles avaient fermé en 1971. Cette délocalisation ne s’est pas tout de suite faite sentir car le secteur textile a dans un premier temps été remplacé par l’industrie automobile et par le développement du travail frontalier en Allemagne et en Suisse. Les années 1970-80 ont été marquées par une forte inflation des produits pétroliers. Cette hausse du prix de l’énergie est à l’origine d’une crise économique qui a entraîné de nombreuses délocalisations et fermetures d’entreprises.

Les ravages du libre-échange sur le textile français

Enfin, les quotas d’importations textiles ont peu à peu été diminués jusqu’à disparaître : entre 1995 et 2005 les Accords sur les textiles et les Vêtements ont progressivement mis fin à ce système, permettant aux productions étrangères d’arriver massivement dans les pays de l’UE avec des prix défiant toute concurrence locale. De cette façon, le modèle de la fast-fashion reposant sur une production très rapide, des prix très bas et un renouvellement constant s’impose dans toute la France pour en devenir la norme au détriment des industries textiles locales. En 2022, cette dernière représente 2 200 entreprises dont le chiffre d’affaires total s’élevait à 15,5 milliards d’€, pour 12,9 milliards d’€ d’exportations. Depuis 1990, on estime que près de 300 000 emplois ont été supprimés.

La prise de conscience des parties prenantes de l’impératif de relocaliser la production textile en France

La mobilisation de la filière française contre l’hyperconcurrence

L’industrie textile peut compter sur des soutiens organisés, notamment l’Union des Industries Textiles (UIT). Cette organisation professionnelle fédère les entreprises de la filière, de la fabrication de fibres à la confection, et défend activement leurs intérêts auprès des pouvoirs publics. Fédérant 19 syndicats textiles régionaux, l’organisation représente les intérêts de 2 200 entreprises et 62 000 salariés. L’organisation est connue pour avoir lancé une guerre informationnelle médiatique face à la Commission Européenne au sujet du GATT (ex-OMC) en 1993. Avec l’Union des fédérations de l’industrie et de l’habillement, les organisations se sont mobilisées pour une renégociation des accords du GATT. Au total, près de 2 000 000 d’emplois en Europe et 300 000 emplois en France étaient menacés par de nouveaux accords de libre-échange. Ces derniers visaient à intégrer les secteurs du textile et de l’habillement, secteurs qui auparavant étaient exclus du GATT. Les deux organisations s’inquiétaient notamment de voir les entreprises françaises être confrontées à une concurrence trop forte de certains pays dopés aux subventions, et également de faire face à des acteurs peu respectueux de la propriété intellectuelle, en particulier la contrefaçon. 

La prise conscience du consommateur

Depuis plusieurs années, l’émergence des outils de communication a permis la transparence dans de nombreux domaines, notamment ceux de l’industrie. Bon nombre de scandales ont éclaté ces dernières années : travail forcé, conditions de travail difficiles, exploitation des enfants, pollution, accidents majeurs… Des scandales tels que la catastrophe du Rana Plaza, (Camaïeu, Zara, H&M, Carrefour) un bâtiment qui s’est subitement effondré provoquant plus d’un millier de morts, ou encore de l’asservissement actuel de la population Ouïghour en Chine, ont fait monter les inquiétudes chez les consommateurs. En effet des milliers de Ouïghours seraient employés de force à la cueillette du coton, une tâche très pénible et difficile.  Le poids important de l’industrie textile dans les émissions mondiales de CO₂ a éveillé les consciences des consommateurs français quant aux conséquences environnementales de ses achats. L’industrie textile est à l’origine de 4 milliards de tonnes de CO₂, soit plus que les vols internationaux et le trafic maritime réunis selon l’Ademe. Il est l’un des plus importants secteurs responsables du dérèglement climatique et de la pollution des nappes phréatiques. La Fast Fashion, modèle de production proposant très régulièrement de nouvelles collections à la vente, a fait exploser le bilan carbone de cette industrie. Des entreprises comme Zara ou H&M sont accusées de participer à la déforestation de l’Amazonie, en s’approvisionnant en coton venant de la région du Cerrado.

Le grand public semble ainsi de plus en plus préoccupé par l’impact social et écologique des biens qui lui sont proposés. En 2018, une très large partie des Français (plus de 90%),  considère qu’acheter un produit « Made in France » participe au maintien de l’emploi en France. C’est aussi une manière de soutenir les entreprises françaises et la préservation de savoir-faire en France. De plus, trois quarts des français se disent prêt à payer plus cher un produit dont ils savent qu’il a été fabriqué en France. Ces résultats laissent penser que les Français sont favorables à une relocalisation de l’industrie et sont conscients qu’acheter français nécessitera de mettre la main au portefeuille. Cependant, leur effort sera possible uniquement si cette augmentation des prix est raisonnable. Or pour de nombreux Français, le Made in France reste un luxe peu abordable. 

Les actions de l’État

Depuis la crise du Covid qui a mis à l’arrêt de nombreuses entreprises, l’État a proposé plusieurs plans pour tenter de relocaliser l’industrie sur le territoire national. Initié en septembre 2020 pour faire face au ralentissement de l’activité causé par la pandémie COVID, France Relance est un plan d’investissement de 100 milliards d’euros qui a pour but d’aider les entreprises françaises. Un tiers de ce montant est prévu pour renforcer l’industrie : l’automobile, la santé, l’agroalimentaire, l’aéronautique, ou encore le quantique. À l’image de ce dernier, France 2030 est un plan massif d’investissement (54 milliards d’€) dans les projets industriels et technologiques stratégiques. L’objectif de ce projet consiste à encourager des domaines stratégiques comme les technologies numériques, l’accès aux matières premières. Lancé en 2021, ce plan doit in fine permettre à l’hexagone de « mieux vivre et mieux produire » d’ici à 2030. Des projets industriels liés au textile ont pu profiter du plan France 2030, comme l’entreprise Géochanvre qui a reçu 6 millions d’euros pour agrandir son usine dans l’Yonne, permettant la production de davantage de toiles végétales de chanvre.

Les freins à la relocalisation

Les coûts de production

Relocaliser en France entraînera très probablement des hausses des coûts de production liées à la main-d’œuvre et vraisemblablement aux matières premières. En effet, les charges salariales restent importantes aujourd’hui et comptent parmi les principaux freins aux investissements : en 2025 pour un salarié dont le salaire net s’élève à 2 000€, un patron doit verser 3 512€. Les charges de production et la réglementation pèsent aussi pour de nombreuses entreprises selon la Chambre de Commerce et d’Industrie. Les nombreuses délocalisations qui ont eu lieu par le passé ont aussi entraîné une perte des savoir-faire, qui pose aujourd’hui des difficultés aux entreprises souhaitant réinvestir en France.  

La baisse du pouvoir d’achat des Français, en lien avec les plus forts prix du Made In France

Une part importante des Français se dit prête à dépenser davantage pour acheter français. Cependant, ces données sont tout de même à considérer avec précaution pour deux raisons principales. D’abord, une part importante des Français se dit prête à payer plus cher si l’augmentation est de moins de 10%. De ce point de vue, les possibilités d’inciter les français à acheter davantage du Made in France semblent limitées. En outre, le pouvoir d’achat des Français a fortement diminué ces trois dernières années, après une inflation de 5.2% en 2022, de 4,9% en 2023 et enfin 2% en 2024. Les produits Made in France restent toujours plus onéreux que les produits proposés par les grandes marques. Les Français font donc le choix de consacrer leur budget à d’autres besoins essentiels comme la nourriture ou les soins. 

Pourtant, Le Slip Français, entreprise spécialisée dans la confection de sous-vêtements Made in France a engagé une opération d’envergure afin de relancer son activité. En 2023, Le Slip Français traverse une crise financière puisque ses ventes baissent de 9,75%. Guillaume Guibault, son fondateur a compris le problème : « Les Français ont envie de nous soutenir, ils comprennent l’emploi et le CO₂, mais à la fin, si on est plus cher pour un slip, on n’y arrivera pas ».  Pour cela, il décide de jouer sa dernière carte : le fabricant propose une nouvelle gamme de sous-vêtements à moitié prix. Pour proposer une telle baisse, l’entreprise a pour objectif d’augmenter ses volumes de production. L’industriel mise notamment sur une baisse des coûts de production en limitant sa dépendance aux sous-traitants et en achetant ses matières premières en plus grandes quantités. Pour cela il a ouvert, son usine « Bonne Nouvelle » à Aubervilliers en France. L’entreprise a également innové sur les processus de fabrication afin de garder des marges acceptables, notamment en automatisant certains procédés.

Les opportunités qu’offre la France

Les objectifs climatiques 

À travers la loi Industrie Verte promulguée le 23 octobre 2023, la France a pour objectif de réduire drastiquement ses émissions de CO₂. L’industrie représentant 18% des émissions de GES (gaz à effet de serre) du pays est un secteur à fort impact environnemental. Le changement climatique impose de repenser les processus de production afin de réduire l’empreinte carbone de l’industrie française. La France dispose d’un atout important : le nucléaire. En effet, les 18 centrales nucléaires et leurs 57 réacteurs présents sur l’hexagone permettent aux entreprises d’être approvisionnées par une énergie abondante, abordable et n’émettant presque pas de GES. En 2024, plus de 60% de l’électricité produite en Chine provient du charbon. La même année, 67% de l’électricité française disponible était d’origine nucléaire. Exploité pleinement, le nucléaire pourrait s’avérer être l’atout sur lequel appuyer la réindustrialisation du pays. Enfin, une production locale permettrait aussi de limiter les émissions liées au transport et les importations de l’extérieur. Cela améliorerait l’image du Made in France auprès des consommateurs français sensibles à la baisse de l’empreinte carbone d’une marque.

La France, premier producteur mondial de lin

Afin de réduire leur empreinte carbone, certaines entreprises optent pour des matières plus durables comme le lin, une plante dans laquelle la France s’affiche comme premier producteur mondial. Cette dernière, nécessitant peu d’irrigation et d’engrais, constitue une alternative écologique de premier plan. Cependant, jusqu’à récemment, la filature du lin restait externalisée en Asie, freinant une production 100% française. Toutefois, des aides de l’État ont permis de relocaliser les premières filatures sur le territoire national. Malgré les investissements dans cette filière, le lin reste un produit de luxe pour de nombreux français : une chemise Made in France en lin coûtant près 150 €.

Les avantages de la France

En dépit de certains coûts élevés, il y a des avantages à réimplanter ou à établir sa production en France. Les coûts peuvent baisser, en particulier, ceux concernant les taxes d’importations et le transport. Par corollaire, la réimplantation des usines textiles en France permet de réduire les risques de contrefaçon en rapatriant les techniques et la propriété intellectuelle. La situation économique mondiale actuelle reste incertaine, il n’est pas impossible que l’Union européenne renforce les droits de douanes sur les produits étrangers, en réponse à un durcissement de la politique douanière de certains pays. De plus, la proposition de loi « fast fashion » adoptée en mars 2024 par les députés de l’Assemblée Nationale pourrait imposer des malus aux marques et aux plateformes qui proposent ces produits à la vente. Le projet prévoit également l’interdiction de la publicité pour les entreprises dont les produits relèvent de la mode éphémère, comprenant également l’interdiction de toute promotion par les influenceurs. De surcroît, les acheteurs seraient informés de l’impact de leur achat par des messages de sensibilisation directement affichés sur la plateforme, près du prix d’achat. La proposition a été adoptée par les sénateurs. Or, plusieurs voix s’élèvent, reprochant à ces derniers d’avoir affaibli le texte

Avec le ZAN, il n’est désormais plus possible de construire de manière incontrôlée. Le concept de Zéro Artificialisation Nette a pour objectif de réduire l’extension des surfaces artificialisées, un but à atteindre d’ici 2050. Pour cela, les entreprises sont encouragées à se réimplanter en réhabilitant des friches industrielles. Du fait des nombreuses délocalisations, des milliers de friches industrielles sont présentes sur tout le territoire, environ 12 000 sites. Cette présence d’anciens sites industriels est un avantage car il n’est pas nécessaire d’effectuer un aménagement en partant de zéro, limitant ainsi l’empiètement sur les espaces naturels. La remise en état de ces friches nécessite cependant de grands réaménagements, ce qui impose aux entreprises d’investir considérablement pour remettre certains sites en état de fonctionnement. Ainsi, l’État propose des aides aux entreprises qui souhaitent relocaliser leur activité. Certains ont déjà pu bénéficier de financements dans le cadre de la réhabilitation de friches. C’est le cas de Linfini, un industriel spécialisé dans le taillage et la filature du lin, qui a bénéficié de 800 000€ grâce au Fonds Vert , un plan de 3.6 milliards d’€ ayant pour mission de favoriser la transition écologique. L’entreprise a réussi à obtenir 2,2 millions d’€ de subventions de l’État.

En dépit de toutes les représentations prédominantes négatives sur l’industrie textile en France – déclinante, ravagée, obsolète, dépassée, infaisable – il existe encore des marges de manoeuvres et des opportunités pour reconstruire des filières ancrées dans les territoires en prenant en compte les enjeux du XXIe siècle.

Arthur Auvinet pour le Club Souveraineté et Industrie de l’AEGE

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