Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, les menaces hybrides pesant sur l’Europe se sont démultipliées. Parmi elles, le sabotage, une pratique longtemps reléguée au second plan, qui connaît un regain d’activité dans tous les pays européens. Attaques ciblées contre des infrastructures énergétiques et logistiques, incendies criminels, colis piégés, la liste ne cesse de s’allonger. Réintégrer la question du sabotage dans les milieux d’intelligence économique apparaît indispensable.
« Nous évaluons que le risque d’actes de sabotage dirigés par l’État [russe, NDLR] a significativement augmenté », déclarait en avril 2024 le directeur du renseignement intérieur allemand, Thomas Haldenwang. À l’instar de l’Allemagne, les services de renseignements occidentaux mettent en garde contre la recrudescence de campagnes de sabotage pilotées par des États hostiles, en premier lieu desquels figure la Russie. De Varsovie à Birmingham, les incidents se multiplient, laissant peu de doutes sur leur caractère planifié. Ce mode d’action vise à fragiliser un pays sans confrontation militaire ouverte en visant ses secteurs stratégiques tout en restant sous le seuil d’attribution formel. Si la question du sabotage a souvent été assimilée aux attaques cyber, le sabotage physique s’impose comme une menace préoccupante.
Sabotages stratégiques : des infrastructures aux décideurs
Le sabotage est ici entendu dans son sens le plus général, à savoir une action visant à profondément désorganiser, déstabiliser, voire détruire une partie ou l’intégralité d’un site industriel. Dans le cadre de la guerre hybride qui se joue actuellement en Europe, le sabotage devient, pour la Russie, une arme à part entière. Le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, souligne que la France reste, pour l’instant, « beaucoup plus épargnée que ses voisins », sans pour autant minimiser la menace.
Le risque est multiple et concerne bien des domaines. Les usines de production et les chantiers navals font partie des cibles prioritaires : pour cause, en mai 2023, des câbles ont été volontairement sectionnés sur la frégate d’intervention Amiral Ronac’h, sur le chantier naval de Lorient. Cette affaire intervient en même temps qu’un autre sabotage, cette fois-ci au Royaume-Uni, où une frégate a également été sabotée à Govan, chez BAE Systems, avec près d’une « soixantaine de câbles sectionnés ». Si ces deux incidents n’ont pas causé de retard significatif, ils révèlent les failles sécuritaires des chantiers et des usines d’armements. Les bases militaires commencent elles aussi à être dans le viseur, avec l’incendie de plusieurs camions de la Bundeswehr en juin 2025, ce qui pose aussi la question de la sécurisation des sites militaires contre de futurs actes de sabotage qui pourraient toucher du matériel hautement plus sensible, comme des avions de combat.
Le sabotage incendiaire ou à l’explosif devient également une réalité en Europe. Par exemple, en Pologne, la Russie est soupçonnée d’être responsable de l’incendie du centre commercial Marywilska, à Varsovie, en mars 2024. Quelques mois plus tard, en juin 2024, un incident similaire a eu lieu en France, lorsqu’un homme d’origine russo-ukrainienne a été arrêté après avoir accidentellement déclenché l’explosion de l’engin qu’il transportait. L’attaque visait un magasin de bricolage. Les infrastructures civiles deviennent ainsi des cibles privilégiées, dans le but d’affaiblir l’Europe à la fois sur le plan économique et psychologique.
L’assassinat de personnalités de haut niveau pour déstabiliser des groupes industriels a aussi été envisagé et préparé par les services russes. Selon des sources américaines et allemandes, une tentative d’assassinat visant Armin Papperger, PDG de Rheinmetall aurait été déjouée de peu. Cette opération aurait été liée à l’implication de la société dans la livraison d’armements en Ukraine, qui s’illustre notamment dans la construction d’une usine en Ukraine dédiée à la production d’obus de 155 mm. L’implication présumée de la Russie dans une telle opération souligne la croissance d’actions tout à fait décomplexées pour entraver, par tous les moyens. Richard Moore, directeur du Secret Intelligence Service (SIS) alerte : « La Russie mène une campagne de sabotage d’une témérité stupéfiante contre les alliés occidentaux de l’Ukraine ». Ce type de sabotage est souvent mené par des proxys locaux, ce qui permet à la Russie de maintenir une dénégation plausible et de rester sous le seuil de l’escalade des tensions, comme l’estime Mark Galeotti.
Énergie et logistique : des secteurs critiques fragilisés
Les secteurs de l’énergie et de la logistique en Europe sont de loin les plus touchés par les sabotages. Résultant entre autres de la volonté de la Russie d’entraver les flux de livraisons à destination de l’Ukraine, de nombreux câbles, lignes de chemin de fer et autres entrepôts ont été volontairement endommagés ou détruits.
Bien que l’hypothèse d’une implication russe dans l’opération de sabotage ayant touché la France le 26 juillet 2024 soit encore débattu, de nombreux sabotages logistiques ont été imputés à la Russie ces dernières années. Entre autres, l’incendie ayant touché un entrepôt de la logistique DHL le 22 juillet 2024 à Birmingham. Plus alarmant encore, en Allemagne, un colis piégé dissimulé dans un conteneur a explosé juste avant d’être chargé dans un avion-cargo. Le dispositif incendiaire avait été fabriqué avec un composé au magnésium, potentiellement capable de provoquer un crash aérien s’il avait pris feu à bord de l’avion. Les sabotages vont désormais jusqu’à « la mise en danger de vies humaines », souligne ainsi M. Haldenwang.
Le secteur énergétique est aussi gravement touché : des câbles sous-marins ont été sabotés en mer Baltique fin 2024, très probablement par l’Eagle S, un navire battant pavillon des îles Cook mais fortement soupçonné d’appartenir à la flotte fantôme russe. En laissant traîner son ancre sur plusieurs dizaines de kilomètres sur le fond marin, un câble électrique et quatre câbles de télécommunications reliant la Finlande à l’Estonie ont été mis hors service. La mer Baltique est une zone particulièrement touchée par les sabotages. Au cours des dix-huit derniers mois, près de 6 sabotages suspectés ont été rapportés, endommageant ou détruisant au total onze câbles sous-marins. Le ministre lituanien de l’Énergie, Zygimantas Vaiciunas, avertit : « Nous avons de plus en plus d’incidents en mer Baltique, ce qui pourrait avoir un impact sur les marchés, sur les consommateurs et aussi sur nos entreprises », d’autant plus que près de 99 % des données transitent par ces câbles. Remplacer un câble constitue une opération longue et complexe. Seulement 80 navires de réparation sont disponibles dans le monde, et la durée des réparations peut varier de deux semaines pour les câbles données à plusieurs mois pour ceux d’électricité, avec des coûts compris entre 5 et 150 millions d’euros. En comparaison, le coût de l’opération de sabotage reste dérisoire.
L’objectif reste de démoraliser et de semer la peur parmi la population européenne et d’espérer un impact indirect sur la poursuite de l’aide à l’Ukraine. Christian Bueger, professeur à l’université de Copenhague, précise que la plupart des impacts se situent au « niveau sociétal. De tels incidents augmentent souvent l’anxiété du public ».
La compréhension et la prévention des sabotages au niveau industriel
La multiplication des sabotages russes pèse lourdement sur l’industrie européenne. Prévenir ces sabotages nécessite d’abord une compréhension approfondie de la menace, dont le caractère hybride complique toute identification formelle.
La Russie fait usage d’agents dits « jetables », c’est-à-dire d’individus recrutés localement, non-professionnels, pour accomplir des actes de sabotage spontanés. Ces agents, parfois ignorants du véritable commanditaire, agissent souvent pour des motifs financiers. Cependant, des cas de saboteurs acquis au régime russe ont aussi été signalés. Les ordres sont transmis via des applications de message cryptés, comme Telegram ou Viber. En Allemagne par exemple, des centaines de voitures ont été sabotées par plusieurs criminels qui ont « été approchés par un Russe, via la messagerie Viber, pour commettre les dégradations, contre une rémunération de 100 euros par véhicule ».
Dans ce contexte, la sécurité même des sites industriels doit être sérieusement reconsidérée. Pensons aux effets que pourrait avoir le sabotage d’un site SEVESO, par exemple, dont la sécurité n’est pas toujours pleinement assurée : « Le week-end, les jours fériés, la nuit, trop de sites Seveso sont livrés à eux-mêmes, sous la seule surveillance de caméras dites intelligentes ou de rondes superficielles. Même les clôtures sont trop souvent de simples grillages à poulaillers », expliquait une table ronde de 2015. Les conséquences humaines, environnementales et sécuritaires d’un tel sabotage seraient dévastatrices.
Face à cette situation, les secteurs industriels comme l’énergie, les télécoms, la logistique et la défense doivent impérativement être sensibilisés. Les entreprises doivent anticiper et mettre en place des mesures adéquates qui suivent l’intensification des actes de sabotage. Par exemple, la DGSI préconise de cartographier les vulnérabilités des sites et de « prévoir des systèmes de secours pour pallier temporairement l’arrêt du système d’approvisionnement et ainsi limiter l’impact des actes malveillants ». Des audits de sécurité réguliers sont également essentiels pour renforcer la résilience des entreprises face à des actes malveillants appelés à se multiplier.
Humbert Thomas
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