En juillet 2025, Volodymyr Zelensky a fait voter un projet de loi pour tenter de prendre le contrôle des deux principales institutions de lutte contre la corruption, avant de reculer. Dès leur création dans les années 2010, le NABU et le SAPO ont illustré les difficultés à s’attaquer à un système de corruption généralisée, et révélé l’interventionnisme américain dans le domaine.
Le Bureau du procureur spécialisé dans la lutte contre la corruption (SAPO, pour « Specialized Anti-Corruption Prosecutor’s Office ») et le Bureau national ukrainien de lutte contre la corruption (NABU, pour « National Anti-Corruption Bureau of Ukraine ») sont les deux principales institutions de lutte contre la corruption en Ukraine, pays le plus corrompu d’Europe et candidat pour l’adhésion à l’Union européenne. George Kent, l’un des principaux experts du Département d’État sur l’Ukraine, décrit ouvertement le rôle des États-Unis dans la tentative d’y construire un « écosystème tout entier » de lutte contre la corruption, et l’édification d’un système d’enquête criminelle, aux frais de Washington.
Ainsi, lorsque, le 22 juillet dernier, le président Ukrainien a supprimé l’indépendance de ces deux agences et les a placées sous son contrôle, avec l’approbation massive du Parlement ukrainien (263 voix pour, 26 contre ou abstentions), déclenchant les premières manifestations antigouvernementales de grande ampleur depuis l’invasion russe de 2022. Le vote du projet de loi a provoqué un tel tollé international que le gouvernement a rapidement reculé et promis de « corriger » le projet de loi Cela indique que l’Ukraine ne dispose que d’une marge de manœuvre limitée : dans des projections de 2023, la moitié du budget ukrainien pour 2024 devait dépendre des bailleurs internationaux. Ces derniers exigent naturellement des résultats en matière de lutte anti-corruption, afin d’atténuer les risques de détournement de l’aide internationale.
Offensive judiciaire contre l’écosystème ukrainien de la lutte anti-corruption
Plusieurs semaines en amont du vote de ce projet de loi, la société civile ukrainienne s’inquiétait déjà d’une enquête contre l’une des figures emblématiques de la lutte anticorruption dans le pays : Vitaliy Chabounine, dont plusieurs enquêtes ont visé des du gouvernement ukrainien et fragilisé politiquement le président Zelensky. Chabounine n’est pas n’importe quel activiste : il est le cofondateur et directeur depuis 2012 de la principale ONG ukrainienne de lutte contre la corruption, le Centre d’action anticorruption (AntAC), soutenu par les États-Unis et dont la directrice exécutive, Daria Kaleniuk, est entre autres membre du réseau international des Young Global Leaders du World Economic Forum.
Cette fois-ci, ce sont le NABU et le SAPO qui étaient visés, peut-être pour avoir un peu trop bien fait leur travail. Selon certains médias ukrainiens, les deux institutions s’apprêtaient à inculper l’ex-ministre de l’Unité nationale Oleksiï Tchernychov, et menaient par ailleurs une enquête sur l’ex-ministre de la Justice Olga Stefanichina.
Perquisitions, arrestation et mise sous tutelle politique
Le projet de loi n°12414 subordonnait de fait le NABU et le SAPO au bureau du procureur général (accès aux affaires ; instructions contraignantes ; pouvoir de clore des enquêtes…). C’est-à-dire qu’elle plaçait les deux institutions directement sous le contrôle de la présidence, résume The Economist, qui va jusqu’à parler d’une « erreur stratégique » de la part Zelensky. Car ce projet de loi est bien l’œuvre du président ukrainien, ainsi que de son tout puissant chef de cabinet, Andriy Yermak.
Ce vote intervenait au lendemain d’une vague de perquisitions ayant visé le NABU, dont l’un des dirigeants a été arrêté, au motif de soupçons d’espionnage au profit de la Russie. Une accusation qui n’a guère convaincu l’opinion publique ukrainienne ou les partenaires internationaux de l’Ukraine.
Le SAPO et le NABU se retrouvent aujourd’hui sous le feu des projecteurs, mais ce n’est pas la première mésaventure de ces deux institutions. Les alliés occidentaux de l’Ukraine connaissent bien ces deux entités – qu’ils ont contribué à créer – et ils ne sont pas étrangers à certaines de leurs péripéties, pour plusieurs raisons. D’abord parce que la corruption en Ukraine est perçue comme une menace grave pour les intérêts euro-atlantistes face à la Russie. Ensuite parce qu’il est parfois difficile de faire la distinction entre les affaires intérieures de l’Ukraine et la politique américaine. Sans parler du fait que certains acteurs économique occidentaux voient aussi dans les réformes anti-corruption ukrainiennes une opportunité exceptionnelle de s’emparer de marchés ukrainiens stratégiques.
La corruption ukrainienne est perçue comme une menace sécuritaire par Washington
D’un point de vue euro-atlantiste, l’assistance internationale à l’Ukraine dans la lutte anti-corruption correspond, en premier lieu, à un impératif de sécurité et à une volonté d’ancrer l’Ukraine post-Maïdan dans le camp pro-Américain. En effet, seule une Ukraine stable, forte et prospère peut espérer opérer une « intégration euro-atlantique » complète et faire preuve d’une véritable résilience à long terme face à la Russie. Depuis bien avant l’invasion russe de février 2022, les États-Unis cherchent à soustraire l’Ukraine à l’influence russe, et en ont fait un haut lieu de la rivalité avec la Russie post-soviétique. La question de cette intégration se pose aujourd’hui de façon brûlante, mais un tel projet doit s’accompagner d’importantes réformes économiques et de lutte contre la corruption. Comment pourrait-il en être autrement dans un pays classé comme le plus corrompu du continent européen, devant la Biélorussie et l’Albanie ? Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la dénonciation de la corruption ukrainienne, très utile pour saper le soutien politique à l’envoi de milliards de dollars d’aides internationales, constitue l’un des axes de la propagande russe.
Les États-Unis ont pleinement pris la mesure de cette menace. C’est pourquoi, depuis des années, les partenaires internationaux de l’Ukraine – surtout Washington – y appuient et orientent la lutte anti-corruption. À tel point qu’il n’est pas exagéré d’y voir une forme d’ingérence, qui génère parfois quelques frictions, comme à la suite du sommet de l’OTAN de Vilnius en juillet 2023.
La lutte contre la corruption en Ukraine : un enjeu d’abord Américain
La question de la gestion de l’aide internationale par l’Ukraine s’avère particulièrement épineuse. Les premiers détournements d’aide ont eu lieu rapidement après le début de l’invasion russe. La lutte contre la corruption représente donc un enjeu majeur, en premier lieu pour les États-Unis. Leur soutien à l’Ukraine est massif : plus de 70 milliards de dollars (aides militaires et budgétaires) entre l’invasion russe de février 2022 et octobre 2023. Surtout, ce soutien est écrasant en comparaison avec les contributions des autres pays. Sur la même période, le deuxième contributeur, le Royaume-Uni, n’a envoyé « que » 4,6 milliards de livres sterling (5,7 milliards de dollars) d’assistance militaire.
Pour le gigantesque chantier de la reconstruction d’après-guerre qui s’annonce, des sommes encore bien plus importantes sont évoquées. Le Premier Ministre ukrainien Denys Shmyal réclamait déjà 750 milliards de dollars à l’occasion de la « Ukraine Recovery Conference » de Lugano en juillet 2022. La Banque Mondiale évoquait 411 milliards de dollars (383 milliards d’euros) en mars 2023 puis, en février 2025, 524 milliards de dollars répartis sur 10 ans, montrant la vitesse vertigineuse à laquelle ont progressé les besoins de financement de l’Ukraine. Néanmoins, les tractations entre l’Ukraine et les pays occidentaux au sujet de la lutte anti-corruption datent de bien avant l’invasion russe.
Marchandage autour de la création du National Anti-Corruption Bureau of Ukraine (NABU)
Le NABU, bureau spécialisé dans les enquêtes pour corruption, a été mis en place en 2014, peu après Euromaïdan et l’exil de l’ancien président Viktor Ianoukovytch. Le NABU serait né d’une promesse de Jean-Claude Juncker. Lors d’une rencontre à Bruxelles avec le président ukrainien Petro Poroshenko, Juncker, alors président de la Commission européenne, aurait affirmé que l’UE mettrait fin aux exigences en matière de visa pour les quarante-six millions de citoyens ukrainiens, en échange d’une série de réformes anti-corruption. La plus importante d’entre elles portait sur la création d’un bureau spécifiquement chargé des enquêtes concernant la corruption gouvernementale. Le NABU a bien un prédécesseur, le Comité National Anti-Corruption, mais ce dernier avait échoué à mener efficacement sa mission.
Un échange de bons procédés ? En réalité c’est à reculons, et sous une certaine contrainte, y compris de la part des Américains, que Porochenko crée le NABU. Plusieurs proches de Porochenko sont alors visés par des affaires de corruption, et lui-même est accusé de s’attaquer au problème avec beaucoup de mollesse. Un an plus tard, son nom apparaît dans les « Panama Papers » en lien avec d’opaques montages financiers. Sa promesse de vendre ses actifs en toute transparence une fois arrivé au pouvoir est allègrement trahie. Des députés réclameront une commission d’enquête parlementaire, sans succès.
Du point de vue occidental, l’idée d’obtenir la création du NABU peut paraître bonne : face à la corruption enracinée et généralisée en Ukraine, créer ex nihilo une institution neuve, propre, spécialisée, à laquelle l’on pourra apporter un soutien politique et des moyens adéquats, en dehors des clans et des réseaux de corruption. En pratique, tout n’est pas si simple.
Les déboires du NABU
En 2023, Zelensky était déjà été accusé de resserrer son emprise sur le NABU, dont l’indépendance est remise en cause dès sa mise en place en 2014, lors de la nomination de son dirigeant. Ce dernier devait être choisi par onze personnes, elles-mêmes nommées, pour quatre d’entre elles, à la discrétion du Procureur Général de l’époque, Viktor Chokine, lequel avait nommé quatre individus étroitement associés à la vieille garde corrompue (les sept autres étaient choisis par le Parlement). Et, en 2020, alors que le directeur du NABU est Artyom Sytnyk, sa nomination est annulée par la Cour constitutionnelle. D’autres membres du Bureau font l’objet de poursuites engagées par des magistrats considérés comme proches du pouvoir.
Malgré ces mésaventures, le travail du NABU porte ses fruits. Il bénéficie du soutien par Washington, qui salue publiquement son travail et met à sa disposition des enquêteurs privés ou des formateurs du FBI – et à l’occasion, quelques moyens techniques et échanges d’information. L’Union européenne apporte également son assistance au NABU, par exemple via l’EU Anti-Corruption Initiative (EUACI). Ainsi, le NABU est rapidement devenu le fer de lance des enquêtes anti-corruption.
Un système d’enquête criminelle ukrainien et un « écosystème tout entier », « construits [aux] frais » de l’administration Biden
Viktor Chokine, nommé Procureur général par le président Porochenko (dont il est un fidèle), est au centre d’une séquence alambiquée, particulièrement révélatrice des difficultés de l’anti-corruption en Ukraine, mais aussi de la porosité entre la politique interne américaine et les affaires ukrainiennes.
En janvier 2018, lors d’une discussion dans le cadre du think-tank Council on Foreign Relations, Joe Biden se vante publiquement d’avoir fait limoger le procureur Chokine. Pour faire pression en ce sens, Biden raconte avoir menacé le président Porochenko de suspendre une garantie de prêt d’un milliard de dollars, lors d’une visite à Kiev en 2015, lorsqu’il était vice-président des États-Unis.
Le témoignage de George Kent, l’un des principaux experts du Département d’État sur l’Ukraine, est catégorique quant aux motivations de Joe Biden. Le procureur Chokine n’était pas simplement corrompu ; il aurait carrément « sapé le système d’enquête criminelle que nous avions construit – à nos frais – pour monter des procès pour corruption », et « détruit l’écosystème tout entier que nous essayions de construire ».
L’indépendance du SAPO « systématiquement » menacée par des tentatives politiques
Avec la mise en place du NABU et le soutien des États-Unis, les enquêtes pour corruption se multiplient à partir de 2015, mais un nouveau problème apparaît alors : l’institution n’a pas le pouvoir d’inculper les suspects visés par des enquêtes, tandis que le système judiciaire peine pas à suivre, et les procès s’enlisent. Porochenko résiste longtemps, mais pas éternellement, à l’instauration d’un parquet anticorruption spécialement dédié, réclamé par des parlementaires, des militants de la société civile mais aussi par les partenaires internationaux de l’Ukraine. C’est ainsi que le SAPO (Specialized Anti-Corruption Prosecutor’s Office), voit le jour, fin 2015. Il est chargé du volet judiciaire, mais aussi de soutenir et superviser les enquêtes du NABU.
Tout comme le NABU, le SAPO connaît des intrigues et de nombreuses entraves à son travail. Ses procureurs sont par exemple accusés en 2020 par la Procureure Générale d’Ukraine de l’époque, Iryna Venediktova, de « mauvaise exécution de leurs missions officielles ». En réponse, Nazar Kholodnytskyi, le seul chef que le SAPO ait connu au cours de ses cinq premières années d’existence à l’époque, donne sa démission – officiellement « volontaire » – en déclarant que son institution a « été systématiquement confrontée à des tentatives politiques visant à empêcher son indépendance et à manipuler les résultats de son travail ».
En rétrospective, compte tenu de la récente attaque frontale de Zelensky contre les institutions anti-corruption, il est tentant de donner raison à Kholodnytskyi. Et, paradoxalement, ce dirigeant du SAPO, que sa fonction élève au rang des principales figures de l’anticorruption ukrainienne, fait figure de loup dans la bergerie. Lorsque le fils du ministre de l’Intérieur a été accusé de s’être approprié près de 460,000€ de fonds publics destinés à l’achat de matériel pour l’armée ukrainienne, Kholodnytskyi a brutalement clôturé l’enquête, ce qui avait déclenché des manifestations devant le bureau du SAPO.
Ingérences la lutte anti-corruption ukrainienne : une affaire de politique intérieure étasunienne ?
Les ramifications de certains événements ukrainiens tiennent parfois moins à la situation ukrainienne elle-même qu’à la politique intérieure américaine. Au moment où George Kent témoigne au sujet de la lutte anticorruption en Ukraine, en novembre 2019, il se trouve au cœur d’une vaste manœuvre politique initiée par les Républicains pro-Trump. Ceux-ci l’auditionnent formellement alors qu’ils tentent de déclencher une procédure d’impeachment à l’encontre de Joe Biden, affirmant détenir contre lui la preuve de sa corruption et de manigances dans les plus hautes strates de la politique américaine ».
En effet, ils prétendent que si Biden s’en est pris au procureur Chokine, c’est pour se protéger lui-même, ainsi que son propre fils. D’après les détracteurs Républicains, Chokine enquêtait sur une société gazière ukrainienne, Burisma Holdings, appartenant à l’oligarque ukrainien et ancien ministre de l’Environnement, Mykola Zlochevsky. Recherché par les autorités ukrainiennes à partir de 2015 pour fraude et encore blanchiment d’argent.
Le fils de Joe Biden, membre du Conseil d’administration de l’entreprise gazière d’un oligarque ukrainien sous sanctions internationales
Or, Burisma Holdings société a bien compté, comme éminent membre de son conseil d’administration… Hunter Biden, le fils du Président Joe Biden. La présence de Hunter au sein de Burisma a servi à propager l’accusation d’un vaste conflit d’intérêt et d’ingérences américaines destinés à protéger le fils Biden et la société Burisma Holding d’enquêtes anti-corruption. D’autres prétendent qu’il s’agit simplement, par « le recrutement d’experts étrangers », de « protéger la réputation de l’entreprise ».
Des responsables américains se sont bien entendu efforcés de contredire les accusations spectaculaires contre le vice-président Joe Biden. Ainsi, outre Joe Biden, ce sont aussi le Département d’État américain, l’Union européenne, la Banque Mondiale ou encore le FMI qui demandaient le départ de Chokine, lui-même soupçonné de connivence avec les réseaux de corruption. George Kent explique que le patron de Burisma, l’oligarque Zlochevsky, était dans le viseur des Américains depuis 2014. Ces derniers s’alarmaient de voir que l’enquête sur Zlochevsky avait été clôturée, et soupçonnaient des procureurs anti-corruption d’avoir accepté des pots-de-vin en échange.
Pourtant, ces éléments n’apportent pas d’explication claire sur la mission de « consultant » remplie par Hunter Biden au sein de Burisma Holdings, société d’un oligarque ukrainien dont les avoirs ont été gelés par des sanctions internationales ; ni sur le siège occupé par Hunter Biden à son Conseil d’Administration, où il fut rémunéré 50,000 dollars par mois de 2014 à 2019. Et ce, « alors même que son père avait la haute main sur le dossier ukrainien au sein de l’administration Obama », précise un grand quotidien français, qui se contente d’admettre qu’il y a là un « mélange des genres douteux ». L’histoire prend ensuite une tournure de film d’espionnage lorsqu’un article du New York Post affirme détenir des échanges de mails prouvant l’implication de Joe Biden dans les affaires de son fils chez Burisma. Ceux-ci proviendraient d’un MacBook Pro appartenant à son fils Hunter, déposé dans une boutique de réparation par un client inconnu, lequel n’a jamais cherché à récupérer l’ordinateur, n’a jamais réglé la moindre facture, et est resté injoignable.
L’histoire institutionnelle de la lutte contre la corruption en Ukraine ne s’écrit donc pas seulement à Kiev, mais aussi en grande partie à Washington. Toutefois, cet aphorisme ne saurait restituer la complexité de la situation : un affrontement confus et informel, souterrain, entre des clans d’affaires et politiques aux intérêts contradictoires, dans lequel l’opacité et les coups bas sont la norme. Avec tout cela, la société civile ukrainienne n’est pas au bout de ses peines, mais elle ne peut qu’être encouragée par ce qu’il convient de qualifier de victoire contre le projet de loi de Zelensky. Une chose est sûre : avec cette tentative de prendre le contrôle du NABU et du SAPO, la vieille garde ukrainienne a montré qu’elle était toujours bien implantée, et qu’elle n’a pas dit son dernier mot. Ce qui n’est pas de bon augure pour la reconstruction d’après-guerre.
Bérenger Massard
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