Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

[CR] La révolution copernicienne de l’intelligence artificielle

À l’occasion de la conférence de l’IRIS sur La géopolitique de l’intelligence artificielle, qui s’est tenue le 26 janvier dernier, le Portail de l’Intelligence Économique s’est interrogé sur ce qui semble être le dernier volet de la guerre économique. Parmi ses enjeux se trouve un potentiel réchauffement de la guerre froide entre Pékin et Washington mais aussi une possible révolution du numérique couplée d’un changement radical de paradigme ; pour le meilleur, ou pour le pire.

L’intelligence artificielle, nouvelle frontière de la guerre économique entre Chine et États-Unis

La puissance de l’IA et les menaces qui en découlent résident dans la multiplicité des domaines dans lesquels celle-ci peut intervenir. Politiquement, elle est un outil de guerre informationnelle, pouvant influencer une élection grâce à l’exploitation d'algorithmes agissant sur les schémas cognitifs d’une nation. Économiquement elle est un enjeu de monopolisation des normes de production par une entreprise ou un État. Géopolitiquement, l’IA bouleverse les rapports de forces et de souveraineté quand juridiquement elle va jusqu’à redéfinir les règles de responsabilité dans les conflits armés

Nombreux sont donc les défis qui la composent et qui feront de son maître le vainqueur par KO de la guerre économique. Si le rapport annuel de la fondation pour les technologies de l'information, sorti le 25 janvier, place les États-Unis en tête de la compétition, la Chine se rapproche. Arrivé après les autres, Pékin a profité des expériences et des échecs de chacun pour fonder sa propre souveraineté technologique notamment grâce aux microprocesseurs. Or le fragile équilibre entre les fleurons numériques chinois et le parti communiste, semble pouvoir vaciller comme l’a rappelé la disparition de Jack Ma, la Chine ayant par ailleurs renforcé ses lois antitrust afin de limiter leur puissance. De la même manière, les lois extra-territoriales pour les États-Unis, ou encore le digital Market Act pour l’Europe, qui rallient entreprises à leurs États pourraient bien classer BATX comme GAFAM. 

La souveraineté des États en péril face à la montée des géants du numérique

Si les géants du numérique représentent de précieuses armes stratégiques de domination économique et technologique pour leur État, leur pouvoir soulève aussi des inquiétudes. La crainte d’une désolidarisation de ces derniers à leurs drapeaux comme celle d’une possible alliance avec leurs rivaux inquiète.  

Le problème de “l’appartenance nationale” de l'entreprise se pose donc. En effet, une multinationale doit parfois réaliser son propre agenda indépendamment de la volonté politique de son pays. C’est le cas de sociétés comme Microsoft travaillant ouvertement avec le gouvernement chinois alors même que le gouvernement américain est en guerre économique avec Pékin. Cette incompatibilité entre les politiques nationales et d’entreprises a déjà été critiquée par Donald Trump lors du forum Davos, jugée dangereuse pour la souveraineté numérique des États. 

De plus, le développement de l’IA risque de remettre en cause la place et les prérogatives de l'État, au profit des entreprises du numérique. En effet, parmi les grandes promesses de l’IA se trouve l'amélioration et l’optimisation de la gestion des services publics. Plusieurs services jusqu’à présent considérés comme exclusivement étatiques pourront être automatisés grâce aux informations déduites par une IA.  En exemple illustré par Les Echos ,  le jugement de certaines infractions sera rendu par des “juges” artificiels d’ici 2022. L'entreprise qui  développera une solution IA sera en capacité de négocier avec de nombreux États, la peur du retard technologique forçant ces derniers à accepter les conditions de l'entreprise. L’IA devient ainsi l’outil de négociation permettant une discussion d’égal à égal entre un État et une entreprise, voire une négociation déséquilibrée en faveur de l’entreprise. La gestion des services publics par ses entreprises étrangères soulève aussi des problématiques quant aux logiques de productions, de contrôles et de rentabilités qui seront appliquées à ces derniers.

Par ailleurs, l'enjeu de l'acceptation par la population de la gestion des services publics et de leur donnée est centrale. En effet, les différentes populations feront-elles plus confiance à un État qu’à une entreprise privée?  À l’heure de la Covid-19 et de l'accélération de la crise de la légitimité politique, la question reste en suspens. Le choix de Microsoft par l’État français pour la gestion des données médicales du pays a déclenché une polémique cristallisant les réticences des citoyens à voir leurs données gérées par de grandes multinationales.

L'IA une arme nucléaire négligée 

L’IA est donc un enjeu majeur de souveraineté et d’indépendance technologique égale à l’atome en son temps. Comme le déclarait Vladimir Poutine, lors d’une conférence sur les nouvelles technologies à destination des étudiants russes le 1er septembre 2017, “celui qui contrôlera l’IA contrôlera le monde”. 

C’est avec un certain retard pourtant, que la France et l’Union Européenne se sont  intéressées à ce dossier. Les députés européens ne travaillent que depuis peu sur un cadre législatif concernant l’IA. De plus, la nouvelle Commission spéciale sur l’intelligence artificielle à l'ère du numérique (AIDA), créée fin septembre 2020, s’est donnée pour mission de définir la feuille de route et les sous-objectifs en matière d’IA et plus particulièrement sur certains sujets comme l’éducation, la santé, ou encore les transports. Ces nouvelles orientations sont aussi accompagnées de moyens financiers. L’Union a dépensé environ 1,5 milliard d’euros entre 2018 et 2020 et continue de supporter les efforts comme démontré avec le lancement en décembre 2020 d’un nouvel outil de co-financement doté à hauteur de 150 millions d’euros. 

La France, de son côté, a lancé sa stratégie nationale de recherche en IA en 2017 dans le but de soutenir les dynamiques autour de l’IA en France. Ce plan voit la création du comité stratégique #FranceIA qui doit depuis 2017, rassembler les acteurs académiques, scientifiques, économiques ainsi que la société civile autour des propositions remontées par les groupes de travail sur l’IA. Le plan lance également la coordination d’appels d’offres afin de répondre à des financements de projets numériques tel que l’européen Fet Flagship. Enfin, l’un des grands objectifs du programme était d’investir 25 millions dans 10 start-ups sur 5 ans afin de pouvoir créer de vrais acteurs français dans le domaine. Cependant ces investissements restent bien inférieurs à ceux réalisés par  Washington et Pékin qui creusent leur avance. En outre, selon certains experts des GAFAM, le choix de l’Union de protéger les données de ses ressortissants à travers les réglementations telles que le RGPD, se rend coupable de freiner le développement d’une IA. La restriction de l’accès aux données personnelles freine la possibilité de constituer facilement des jeux de données permettant d’entraîner une IA. 

Une meilleure définition et concentration des efforts européens est donc souhaitable si l’Union Européenne veut pouvoir rattraper son retard sur le dossier de l’IA. Cependant, ces efforts ne pourront se faire sans la réalisation d’une nouvelle culture numérique commune aux pays membres. 

Une nouvelle culture du numérique à inventer 

Rahaf Harfoush, anthropologue numérique, rappelle combien le chapitre de l’intelligence artificielle est dual et ne saurait se passer d’un profond changement de paradigme. À la hauteur de la révolution industrielle, celle du numérique apporte son lot de progrès techniques censés, comme développé dans les théories marxistes, “libérer l’homme” de certains labeurs.  Or à cela s’ajoute une redéfinition des valeurs de la production propre au numérique allant jusqu’à déconstruire les fondements du contrat social. Le système  des licornes en est un exemple symptomatique puisqu’il admet la concentration stratégique de monopoles et de capitaux dans une entreprise aux dépens des autres. Ces sociétés, dont l’effort lucratif n’est plus primaire, ont des capacités concurrentielles déloyales vis-à-vis des autres, promettent des services à moindre coût mais impliquent dans un second temps la stagnation des prix du marché. Une logique n’ayant pourtant pas mis en place une redéfinition de la valeur du travail humain voir l’ayant invisibilisé derrière le fantasme du numérique. La logique du “winner take all” représente donc un risque de clivage dans l’évolution de l’IA. Ainsi l’intelligence artificielle pourrait être une corne d’abondance mais doit s’accompagner de nouveaux systèmes de croyances non déconnectés de la réalité des inégalités sociales.  

« La création d'une intelligence artificielle serait le plus grand événement de l'histoire de l'humanité. Mais il pourrait aussi être l'ultime » déclarait Stephen Hawking. Pourtant il ne faut pas voir l’IA à travers le prisme de l’utopie ou de la dystopie mais bien englober les deux scénarios en même temps. L’IA pourrait donc être formidable et tragique, créatrice d’emploi et destructrice à la fois, discriminante tout en pouvant éliminer des privilèges. Le problème soulevé par les intervenants, étant que les défenseurs de la technologie ne défendent que des extrêmes, ne prenant pas en compte une compréhension globale du problème. 

Cette révolution copernicienne pourrait s’accompagner d’une mutation profonde des systèmes de valeurs auparavant intouchable. Un point abordé lors de cette conférence est la possible redéfinition des frontières de souveraineté jusqu’alors intangibles. L’IA saura peut-être pousser à l’élasticité des frontières de la souveraineté jusqu’à entamer une nouvelle page de l’histoire de l’homo-numéricus.  Une chose est sûre, la souveraineté se fera au travers d’un consentement des citoyens sur la légitimité de l’IA et de sa conformité éthique. Un cap que le président du Conseil européen Charles Michel a entamé dans son discours devant l’assemblée Master of Digital le 3 février, déclarant que : “Les citoyens n'accepteront pas d'être transformés en objets, de voir leurs choix personnels et de consommation orientés par des algorithmes secrets”. Dans la même logique, Facebook a dernièrement investi dans la recherche éthique de l’IA sur le territoire européen au travers d’un Institut allemand. Or si Bruxelles ne souhaite pas voir l’ingérence étrangère dans les politiques de développement de l’IA, tout laisse à penser qu’un rapport de force se prépare. 

 

Ugo Viens & Clémentine Balayer

Pour aller plus loin :