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Le blé, un exemple du lien entre géopolitique et « Effet papillon »

Le scientifique Edward Lorenz posait la question suivante au cours d’une conférence en 1972 : « Le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? ». Cette théorie, appelée « Effet papillon », consiste à montrer qu’un événement en apparence anodin peut provoquer des réactions en chaîne et avoir de lourdes conséquences. Le blé, du fait de ses variations de prix engendrées par les nombreux risques qu’il supporte, du risque d’origine climatique au risque d’origine géopolitique, est particulièrement sujet à cet « Effet papillon » dont les conséquences peuvent être, dans cet exemple, dramatiques.

Le blé : production et répartition

Le blé est une matière première agricole dite « stratégique », qui joue un rôle essentiel dans le développement des sociétés ainsi que dans leurs rapports de force. Le blé est omniprésent dans le quotidien de plus en plus de personnes, il est l’aliment de base de 35 % de la population mondiale. La dépendance du monde envers cette céréale s'accroît d’année en année ; en effet la production a doublé entre les années 1970 et les années 2010. Elle est passée de 330 à 700 millions de tonnes et devrait atteindre les 900 millions de tonnes en 2050.

La France est le premier producteur de blé en Europe, avec plus de 35 millions de tonnes produites et plus de 17 millions de tonnes vendues chaque année à l'étranger. Paris réussit donc à exporter la moitié de sa production à destination de l’Union européenne principalement, mais aussi vers l’Afrique du Nord et la Chine. De fait, la France est ainsi l'un des rares pays contribuant à la sécurité alimentaire mondiale.

La production de blé est très inégalement répartie sur la planète. Elle reste concentrée dans peu de pays. 85% de la production mondiale de blé provient de 10 puissances, notamment les États-Unis, la Russie, l'Union européenne, la Chine. Soit des pays en grande majorité situés dans l'hémisphère nord. En parallèle, de nombreux États sont très dépendants de leurs importations pour nourrir leurs populations, c'est le cas principalement des pays d'Afrique du Nord comme l'Égypte et l'Algérie, et plus globalement de toute la partie sud du bassin méditerranéen. Pour ces pays, le chercheur spécialiste du blé, Sébastien Abis, parle même d’une « hyper dépendance ». Avec 30 millions de tonnes achetées chaque année à l'étranger, l'Afrique du Nord est aujourd'hui la région du monde qui importe le plus de blé, ce qui la rend extrêmement vulnérable. En Afrique du Nord et au Moyen-Orient, l'eau est rare, il y a peu de terres fertiles, et toute cette région est marquée par une forte poussée démographique, de 139 millions d'habitants au début des années 1960, à près de 500 millions d’habitants aujourd’hui. Les besoins alimentaires en produits agricoles ont donc été multipliés par 6 depuis les années 60.

Résultat de ce décalage nord-sud, le blé est une matière première alimentaire au cœur d’enjeux stratégiques majeurs et il joue le rôle de détonateur quand il vient à manquer ou que son prix explose comme nous allons le voir.

 

Le cas du « Printemps arabe »

Le « Printemps arabe » est le cas d’école du lien entre la géopolitique et le blé que l’on peut analyser avec l’ « Effet papillon ». À l’été 2010, les cultures de blé de Russie, d’Ukraine et du Kazakhstan connaissent une sècheresse importante accompagnée de graves incendies. Cet évènement climatique réduit les productions, donc les exportations de ces pays, de près de 30 %. La bourse des matières premières s’affole et les cours s’envolent de plus de 60 %. En Europe, la tonne de blé approche les 300 €, prix inédit depuis les évènements qui conduisirent aux émeutes de la faim deux ans auparavant. Cette augmentation brutale des prix a d’importantes conséquences sur les populations les plus pauvres pour lesquelles cette matière première est essentielle.

La même année en Tunisie, Mohamed Bouazizi, un marchand de fruits et légumes, s’immole par le feu pour protester contre un abus de la police. Ce fait divers est la goutte d’eau qui fait déborder le vase pour la population qui ne supporte plus les régimes autoritaires et la montée du prix des produits de première nécessité, notamment le blé. C’est alors le début de manifestations, d’émeutes et de guerres civiles à travers l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, que l’on appellera plus tard le « Printemps arabe ». Les conséquences de cet évènement seront multiples, de la guerre civile en Syrie qui verra notamment l’avènement et la chute de l’État islamique aux vagues d’immigration vers l’Europe…

Dans cet exemple, l’effet papillon est considérable. Un événement climatique entraîne une sur-réaction du marché et aboutit à une période d’instabilité mondiale accrue qui se poursuit encore de nos jours.

 

La Russie, l’acteur majeur du blé

En moins de 20 ans, un acteur, la Russie, a réussi à prendre la tête du classement mondial des exportateurs de blé, ce qui vient bouleverser la géopolitique du blé. Cette première place, la Russie la doit avant tout à ses terres noires du Sud-Ouest qui ont été réinvesties sur le plan agricole à la suite du démantèlement des anciennes fermes collectivistes. Plus à l'Est, du fait du changement climatique, le dégel des terres en Sibérie pourrait élargir la surface agricole russe. Faisant de l'agriculture un atout de puissance, Vladimir Poutine a un temps rêvé de créer une « OPEP céréalière » avec l'Ukraine et le Kazakhstan afin de renforcer leur poids. Il faut préciser qu’à eux trois ils représentent 1/3 des exportations mondiales de blé. Sauf qu'avec la crise russo-ukrainienne, cette volonté semble s'être éloignée…

La Russie utilise aussi son blé comme une arme géopolitique et un outil d’influence. En effet, elle exporte aujourd'hui son blé dans de nombreux pays, notamment en Afrique où 10 pays dépendent de la Russie à plus de 50% dans leurs importations de blé selon « La Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement ». Ce pourcentage monte même à 100% dans le cas du Bénin.

 

Conflit russo-ukrainien et conséquence pour le blé

C’est une des conséquences d’ores et déjà visibles entraînées par le conflit entre Moscou et Kiev, le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, a déclaré dans des médias new-yorkais que : "Les prix des céréales ont déjà dépassé ceux du début du printemps arabe et des émeutes de la faim de 2007-2008. (…) L'indice mondial des prix des denrées alimentaires de la FAO est à son plus haut niveau jamais enregistré". En effet, le prix de la céréale est monté à plus de 400 € la tonne, un record historique insoutenable pour beaucoup de pays importateurs. Il a ensuite mis en garde contre le risque que le conflit engendre « un ouragan de famines et un effondrement du système alimentaire mondial » avant d’ajouter que « cette guerre dépasse largement l'Ukraine ». Emmanuel Macron, lors d’une conférence de presse avec les dirigeants européens à Versailles a même ajouté que « l’Europe et l’Afrique seront profondément déstabilisés sur le plan de l’alimentation ».

Comme explication à ces prix records, il y a tout d’abord le fait que la Russie et l’Ukraine représentent à eux seuls ¼ des exportations de blé. Depuis la reprise du conflit, ce sont 7 millions de tonnes de blé qui sont en attente dans les deux principaux ports ukrainiens bloqués d'Odessa et Marioupol par lesquels transitent la majorité du blé ukrainien et une partie du blé russe, blé russe qui du fait des sanctions est devenu invendable.

De plus, comme le rappelle l’économiste spécialiste des matières premières, Philippe Chalmin, le Kremlin menace d’arrêter les exportations d’engrais qui sont aujourd’hui essentielles dans la culture du blé. En outre, toujours à propos des engrais, le gaz est essentiel dans la composition de la plupart de ceux-ci, or le prix du gaz a explosé du fait en partie des sanctions économiques contre la Russie. Conséquence, le prix des engrais a été multiplié par trois ou quatre selon leur composition.

Les conséquences de ce conflit pourraient être catastrophiques pour les nombreux pays que nous avons vus ci-dessus, surtout en Afrique où, toujours selon la CNUCED. Si on additionne les exportations de blé russe et ukrainien, ce sont 16 pays qui sont dépendants à plus de 50% de ces pays pour leur sécurité alimentaire. Un des cas les plus préoccupants est le Liban, pays meurtri depuis des années, qui ne dispose que d’un mois de réserve de blé.

Pour pallier les risques de catastrophes liés au blé, de nombreux pays où le risque est le plus élevé mettent en place des encadrements du prix, des rationnements, des interdictions d’exportation. D’autres pays développés, moins sujets aux risques liés au blé, promulguent des aides, plans et augmentations de la production pour la sécurité alimentaire mondiale.

Cependant des interrogations demeurent quant à l’efficacité des mesures ; la suffisance des réserves stratégiques ; hausse des prix successifs engendrant des catastrophes alimentaires ou des révoltes populaires … Autant d’incertitudes qui restent à élucider.

 

Pour conclure, quel avenir est envisageable ?

Sur le conflit en lui-même, la production de blé en Ukraine est localisée majoritairement dans le Sud. Ces zones d’Ukraine, qui concentrent plus de 50% de la production de blé du pays, correspondent au projet d’état de la « Novorossia » ce qui appuie le raisonnement de certains spécialistes du sujet, comme le professeur Jean-Robert Raviot, supposant que la Russie mène une guerre de conquête pour des visées géoéconomiques. En effet, si la Russie pousse son offensive, elle peut mettre la main sur 50 à 60% de la production de blé en Ukraine et ainsi acquérir une position encore plus importante sur les exportations de blé notamment vers le continent africain.

En conclusion, il est impossible de prédire toutes les conséquences des variations du prix du blé ; l’« Effet papillon » est par définition imprévisible, il nous permet de comprendre l’Histoire à la fin des événements, si tant est qu’il y ait une fin, ou comment des micro-bouleversements peuvent amener le monde où il en est. Cependant, par le passé, et comme les événements du « Printemps arabe » nous l’ont montré, il ne suffirait pas de grand-chose pour que les pénuries de nourriture, qui ont déjà de graves conséquences humanitaires, se transforment en troubles sociaux, engendrant eux-mêmes des troubles politiques aux conséquences variables, pouvant aller de déplacements de populations, d’immigration, à une guerre civile voire une épuration. Ainsi, les conséquences sur le terrain géopolitique et militaire pourraient être encore plus graves.

 

Club Analyse de l’AEGE

 

Pour aller plus loin :