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Histoire de l’influence : « révolution universelle » et ingérences étrangères

La Révolution française de 1789 puis la Révolution russe de 1917 sont des événements clé pour comprendre les mécanismes de guerre cognitive et d’influence. De par leur vocation « universelle », elles ont pu transformer des idéaux « progressistes » en formidables instruments au service de leur politique étrangère dynamique.

Les révolutions française et russe offrent des cas exemplaires où les stratégies d’influence, d’ingérences et la manipulation des narratifs ont été réinventées. Le « révolutionnarisme » y apparaît comme un outil redoutable, capable de traverser le front et d’atteindre l’adversaire en son cœur.

Révolutions, guerre absolue et guerre cognitive 

Pendant la Révolution française puis sous Napoléon, la France a promulgué les idéaux des Lumières au-delà de ses frontières, établissant des « républiques sœurs » (Italie, Allemagnes, Suisse, Belgique, Hollande, Pologne et Irlande) et propageant les valeurs révolutionnaires face aux monarchies européennes avec qui elle était en guerre. Plus d’un siècle plus tard, la Russie, devenue l’Union Soviétique stalinienne, utilisera également des idéaux, issus du marxisme, afin de développer sa sphère d’influence dans le cadre d’une stratégie d’accroissement de la puissance. Elle se servira notamment du Komintern (Internationale Communiste) avec succès pendant l’entre-deux-guerres.

Ces stratégies s’inscrivent dans le contexte d’une mutation de la guerre qui devient progressivement « absolue » à partir du XVIIIème siècle. Elle se transforme en affaire de « peuples » et repose sur les « masses ». La propagande et la capacité d’influence deviennent alors un enjeu stratégique. Le terrain cognitif est un théâtre d’affrontement qu’il faut investir et maîtriser. La construction de l’ennemi à grande échelle, tant sur le plan national qu’international, devient cruciale. On va donc chercher à assimiler cet adversaire à « l’ennemi du peuple » en utilisant des concepts universellement valorisés tels que la liberté et l’égalité. L’adversaire n’est plus uniquement un opposant armé mais devient le symbole de tout ce qui est considéré comme contraire aux valeurs révolutionnaires. Cette approche élastique permet de diaboliser et de délégitimer toute entité politique divergente. La manipulation de ces concepts universels dans le discours révolutionnaire facilite donc la création d’un ennemi polymorphe, adaptable aux besoins de la propagande et de l’influence.

« Guerre aux châteaux, paix aux chaumières ! » :  la construction d’un narratif

Dans cette logique de confrontation, les notions de « peuple » et de « prolétariat » se sont avérées être des outils rhétoriques puissants. Employées avec une flexibilité stratégique, elles ont permis de forger des narratifs internationalistes, englobant à la fois les forces nationales adverses, mais aussi toute opposition idéologique. Dans le cas de l’Union Soviétique, « le fascisme » sera assimilé au capitalisme puis à tous les courants non-communistes. Par ce biais, la lutte contre l’ennemi a acquis une dimension quasi messianique, où la défense des valeurs révolutionnaires se transformait en une croisade humaniste.

Cette approche a généré d’importants résultats, comme illustrée par la réception des Français en Italie durant les campagnes napoléoniennes, où ils furent parfois accueillis en « libérateurs » luttant contre les « tyrans ». De même, la stratégie soviétique a permis de fédérer sous sa bannière un vaste éventail de mouvements antifascistes européens, en s’appropriant une légitimité morale. Cette capacité à redéfinir l’ennemi et à manipuler les narratifs a permis aux puissances révolutionnaires de modeler les perceptions et de mener une politique d’influence redoutable. Le soulèvement irlandais de 1798 et l’éphémère « République sœur » du Connaught, inspiré et soutenu par la France, illustre l’adaptabilité et l’influence de la rhétorique franco-révolutionnaire. De leur côté, les catholiques irlandais ne pouvaient que s’inquiéter du sort infligé au clergé de France par le jacobinisme révolutionnaire. Pourtant, certains patriotes soutenus par la France réussirent à moduler l’image négative de la Révolution, en soulignant ses bénéfices pour la paysannerie et en présentant l’Angleterre comme l’ennemi commun.

Les « réseaux révolutionnaires » de la France

La diffusion des idéaux révolutionnaires et leur utilisation par la France s’est articulée autour de divers espaces de sociabilité mêlant clubs jacobins, patriotes et franc-maçonnerie. Ces réseaux, tantôt émergents spontanément, tantôt stimulés par la France, vont jouer un rôle important dans le ralliement des populations et des élites à l’intervention française puis aux nouvelles structures de pouvoir.

En Pologne, l’influence française s’est manifestée à travers des figures telles que Walerian Lukasiński, figure centrale des sphères patriotes et maçonnes polonaises. Ces organisations, dont certaines étaient déjà en lien depuis quelques années avec la mouvance du Grand Orient de France, comme Wolnosc Odzyskana (« Liberté retrouvée ») ont servi pour la diffusion des idéaux révolutionnaires. Ce rapprochement a d’abord permis à la France d’intégrer des légions polonaises dans l’armée française à partir des années 1790. Par la suite, sous le Duché de Varsovie créé en 1807 par Napoléon, l’influence de la franc-maçonnerie s’est imposée comme une force unique en Europe centrale et orientale. Occupant des positions clé dans les structures de pouvoir, les francs-maçons représentaient environ 50 % du Conseil des ministres et 60 % du ministère de la Guerre.

En Suisse et surtout en Italie, la franc-maçonnerie a également servi de relais majeur de l’influence française. Sous l’Empire, on peut signaler le renouveau maçonnique à Naples, sous l’égide de Joseph Bonaparte puis de Joachim Murat. L’ordre y est quasi-institutionnalisé et devient un instrument contrôlé par le régime napoléonien visant à rallier les élites. Le Sénat maçonnique formé à Naples devient un symbole d’efforts de centralisation et de contrôle, avec une ouverture vers les civils, notamment les juristes, les intellectuels et les milieux d’affaires.

Dans les Allemagnes, la « République Rhénane » des clubistes de Mayence et la proclamation d’une « République Cisrhénane » à Coblentz par une minorité jacobine, témoignent de l’aspiration à aligner les territoires allemands, via les idéaux révolutionnaires, sur la France. Par la suite, la création par Napoléon de la Confédération du Rhin et les réformes introduites ont trouvé un écho favorable auprès des dirigeants locaux, favorable à l’idée du « despotisme éclairé », diffusée dans les milieux intellectuels. Dans la même idée, on peut citer Hegel, partisan de la Révolution Française, qui vit en Napoléon le « fondateur de la paix en Europe » et devint même rédacteur en chef du journal du Bamberg (1807-1808) où il y relata la prise de Dantzig, la bataille de Friedland, la paix de Tilsit …

Les « réseaux révolutionnaires » de l’URSS

Du côté de la stratégie d’influence de l’Union Soviétique, les réseaux révolutionnaires européens orchestrés par le Komintern dans l’entre-deux-guerres ont joué un rôle central. L’utilisation des partis communistes, des organisations antifascistes et d’intellectuels dans les pays européens constituait un axe essentiel de la stratégie d’influence et de guerre cognitive. L’objectif était de fixer un « système solaire » d’organisations et de comités autour du Komintern, complètement contrôlé par Staline à partir de 1926.

Les partis communistes locaux, vus comme des sections nationales du parti mondial de la révolution doivent faire émerger des dirigeants capables de mener la lutte révolutionnaire. On a par exemple la création de la Roter Frontkämpferbund (Union des combattants du Front rouge) par le Parti Communiste Allemand (KPD) en juillet 1924 suivi par celle des Groupes de Défense Antifascistes (GDA) en France deux ans plus tard. Ce genre d’initiative reflète une tendance plus large au sein du Komintern, signalant une orientation stratégique vers l’établissement de structures d’autodéfense prolétarienne. L’interaction entre diverses organisations, telles que le Roter Frontkämpferbund autrichien et la Labour League of ex-Servicemen souligne un effort concerté vers la création d’une « internationale de défense prolétarienne ». Or, on constate qu’à partir de la brochure de Latour en 1928, la hiérarchie des luttes se classe de cette manière : d’abord la défense de l’URSS, ensuite la lutte contre la répression et pour la défense des grèves et enfin, la lutte antifasciste. Cet exemple français illustre parfaitement comment la propagande soviétique a progressivement participé à faire des militants communistes européens des défenseurs directs et actifs de la Russie soviétique.

Willi Münzenberg, figure emblématique de cette époque, a illustré l’utilisation habile des médias et des réseaux d’intellectuels pour soutenir, jusqu’en 1938, l’État Stalinien. À travers des campagnes de propagande et des alliances avec diverses factions, le communiste allemand a bâti un réseau d’influence qui a servi les objectifs stratégiques de l’URSS. L’Empire médiatique de Münzenberg, avec des initiatives comme le Secours Ouvrier International, la Revue Illustrée des Ouvriers, et des maisons d’édition dédiées à la propagande, a joué un rôle clé dans la promotion des intérêts du Komintern et donc de la Russie soviétique. Son travail pendant la République de Weimar puis son activité en France montrent la capacité à adapter les méthodes et alliances selon le contexte politique.

Révolution et guerre par proxy : la France révolutionnaire et les Campagnes d’Italie

Les Campagnes d’Italie se distinguent non seulement par leur succès militaire, mais aussi par leur victoire cognitive, utilisant l’idéologie révolutionnaire comme un puissant levier d’influence sur des territoires italiens, jadis dominés par la monarchie autrichienne. Cette période a vu les idéaux de la France révolutionnaire servir d’instruments pour remodeler les perceptions et les structures politiques en Italie. L’interaction entre les démocrates français et les patriotes italiens a joué un rôle clé dans le processus de politisation de l’Italie. A travers la presse et la parole publique, ils ont servi de vecteur au narratif des Français qui se présentaient non comme des envahisseurs, mais comme des libérateurs luttant contre un ennemi commun : le « despotisme » et la « tyrannie ». Cette guerre idéologique, menée par la France révolutionnaire et Napoléon, passe par une instrumentalisation habile des patriotes et des réseaux révolutionnaires italiens dans ces territoires stratégiques qui serviront ensuite de grenier à blé de l’armée.

Des figures comme Philippe Buonarroti, membre de la loge maçonnique genevoise, ont d’abord tenté de transformer des espaces spécifiques, comme l’ancienne principauté d’Oneille, en modèles de républiques inspirées des idéaux révolutionnaires français. Cet intellectuel était d’ailleurs en charge d’un centre de propagande révolutionnaire sous Robespierre et avait pour mission de mener une guerre de l’information dans le nord de la péninsule italienne et tisser un réseau d’espionnage pour la France révolutionnaire (Gênes, Lombardie, …). Cette stratégie commença dès 1792 quand des militaires de l’armée d’Italie et des diplomates français s’approchèrent des milieux révolutionnaires italiens.

Révolution et guerre par proxy : la Russie soviétique et la Guerre civile espagnole

La Guerre civile espagnole, s’étalant de 1936 à 1939, a marqué un tournant décisif dans la politique extérieure de l’Union Soviétique. Avec plus de 32 000 volontaires engagés, majoritairement avant mars 1937, les Brigades internationales s’inscrivent parfaitement dans le narratif prôné par Moscou. L’Union Soviétique, a pu renforcer son image de puissance progressiste et humaniste sur la scène internationale, alors que les Grandes Purges atteignaient leur apogée en même temps à Moscou. Cela s’alignait sur les conseils de Romain Rolland à Staline, qui préconisait de toujours considérer l’émotivité idéologique de l’Occident. L’engagement dans la guerre civile espagnole permettait de façonner un narratif autour d’une URSS à l’avant-garde de la lutte pour le progrès, de l’humanisme et de la défense des valeurs démocratiques et antifascistes. En France, le narratif était relayé par des intellectuels comme Nizan Aragon ou Malraux.

Par ailleurs, l’intervention ne visait pas uniquement à soutenir la République, mais aussi à réaffirmer la présence de la Russie soviétique dans le concert des nations européennes. Staline voyait dans le conflit espagnol une opportunité de redéfinir les enjeux européens. Les Brigades internationales ont démontré l’efficacité du Komintern dans la coordination d’une solidarité communiste internationale. On peut noter le rôle de personnalités telles que Maurice Thorez, qui ont joué un rôle essentiel dans l’orchestration de l’aide à l’Espagne républicaine. Cette période a non seulement solidifié la stature internationale de l’URSS, mais a également révélé sa capacité à influencer et à mobiliser au-delà de ses frontières, en s’appuyant sur une guerre par proxy pour avancer ses objectifs nationaux.

Jules Basset

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