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Guerre et paix économiques : l’Entreprise sur tous les fronts

Le colloque annuel du CDSE s’est tenu ce mardi 12 décembre, rassemblant les directeurs de sécurité des grandes entreprises. Approvisionnements à sécuriser, désinformation et réputation, lawfare : les intervenants ont analysé les risques et menaces majeurs à venir pour les entreprises françaises, en proposant quelques solutions opérationnelles afin de mieux les appréhender. 

L’absence de pensée stratégique de l’Etat dénoncée par Edouard Philippe

Le colloque du club des directeurs de sécurité des entreprises (CDSE) s’est ouvert sur la curieuse annonce d’Edouard Philippe : « je n’ai jamais été totalement convaincu par l’expression de guerre économique », détonnant avec le thème du jour « Guerre et paix économique : l’Entreprise sur tous les fronts ». A travers l’exemple d’Atos, Edouard Philippe a déploré l’absence de vision stratégique de l’Etat, disposant paradoxalement des capacités financières et des instruments juridiques (décret Montebourg, loi PACTE…) pour protéger les activités relevant d’une forme de souveraineté. 

« Le défaut de la puissance publique le plus criant aujourd’hui, c’est la disparition de la pensée stratégique des débats publics »

Edouard Philippe

Ce manque de vision empêche notamment le continuum de sécurité déjà évoqué dans le rapport Thourot-Fauvaire de 2018, qui propose « d’associer les sociétés privées de sécurité à certaines activités actuellement exercées par les services de l’État ». Ce front commun entre entreprises et services de renseignement notamment, s’ancre dans la doctrine de renseignement économique. Elle est mise en œuvre dans le plan national d’orientation du renseignement, piloté par la coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT).

S’il est question de relocaliser les entreprises, de sécuriser les approvisionnements et de défendre les acteurs industriels, « garantir la souveraineté ne doit pas s’inscrire dans une logique de protectionnisme ». Les effets négatifs pour l’économie rattraperaient alors les avantages cédés aux entreprises. 

Les conseils du président du Medef pour survivre dans un environnement de guerre économique

Selon Patrick Martin, la guerre économique se matérialise entre autres par l’ouverture et la fermeture de certains marchés, une remise en question de la  stabilité des chaînes de valeurs ou de l’approvisionnement en ressources et énergies. Évoluant dans une confusion généralisée, les entreprises ont pourtant besoin d’une réflexion stratégique hiérarchisant les priorités, afin de dégager une visibilité nécessaire à la compréhension des enjeux. Le nouveau président du Medef définit ainsi quelques prérequis pour gagner en autonomie stratégique, et augmenter la sécurité économique :

  • Nécessité d’un principe de réalité et de cohérence : quelle posture auront demain les mêmes acteurs qui défendent aujourd’hui la souveraineté et la décarbonation, sur les gisements de lithium exploités dans des mines à ciel ouvert dans l’Allié par exemple ?
  • Réflexion sur les financements : les normes prudentielles concernant les banques et investisseurs ne freineront-elles pas la vague d’investissements dont on a besoin pour relocaliser les chaînes de valeurs, exploiter les ressources naturelles et financer la transition énergétique ?
  • Réforme des formations : les pays les plus performants de demain ne seront pas les mieux dotés en ressources naturelles, mais les pays au meilleur niveau éducatif à tous les niveaux. Une perspective intéressante pour le cas français…

Des réflexions alimentant la prise de conscience collective, afin de promouvoir les intérêts économiques grâce à des actions publiques et privées notamment coordonnées par le service de l’intelligence stratégique et de la sécurité (SISSE). Ce service contribue également à détecter les menaces pour les entreprises, dont fait partie l’extraterritorialité du droit.

Une marche européenne à franchir dans le lawfare 

Largement exploité par les Etats-Unis, le droit comme arme de guerre économique s’est diversifié depuis la convention anti-corruption de 1997. Thomas Courbe, directeur du SISSE a explicité le panel d’exigences réglementaires auquel sont soumises les entreprises françaises : FCPA, normes ITAR, embargos divers, Cloud Act venues des Etats-Unis, mais aussi le CSAR chinois ou encore l’UK Bribery Act… Depuis 2022, ce sont 92 cas d’ingérences sur les sociétés françaises dues au lawfare que la DGSI a recensés, entraînant des sanctions économiques, des ruptures de contrats, le blocage des exportations, des coûts faramineux de mise en conformité accompagnés d’audits intrusifs. 

Si les différentes lois Sapin, ou la loi de blocage réformée en 2022 ont permis une protection partielle des entreprises françaises, l’extraterritorialité du droit prévue par certaines lois sur le papier reste difficilement envisageable. Michel Sapin évoque la mise en place de dispositifs juridiques anti-corruption à l’échelle de l’Europe, à l’image des différentes réglementations européennes rappelées par Thomas Courbe : le digital service act, le digital markets act ou encore le fameux RGPD dans le domaine du numérique. 

Le directeur de la direction générale des entreprises évoque également les ambitions françaises visant à jouer sur les considérations environnementales européennes, pour bloquer l’importation des batteries asiatiques en Europe à l’horizon 2027 par exemple. La mainmise de la Chine sur la quasi-totalité des chaînes de valeurs des véhicules électriques remet en cause la sécurité des approvisionnements en ressources stratégiques notamment.

Collaboration avec la DGSE pour identifier les vulnérabilités des approvisionnements 

Évaluer l’honorabilité et la fiabilité des fournisseurs, ainsi que les déterminants macro et micro économiques permet d’appréhender les vulnérabilités des réseaux d’approvisionnement dans une logique de souveraineté sur les ressources jugées stratégiques. Cette évaluation peut s’appuyer sur le centre de mission à la sécurité et à la souveraineté économique créé à la DGSE début décembre. Les services de renseignement permettent ainsi un accès à l’information noire, par des moyens non conventionnels tels que l’espionnage. La stratégie nationale du renseignement fait clairement apparaître les enjeux de protection et promotion des intérêts économiques et technologiques, en amont face les acteurs et facteurs susceptibles de porter atteinte aux entreprises françaises. 

Afin de reconstituer une souveraineté sur un certain nombre de chaînes d’approvisionnements stratégiques, il convient d’identifier les filières clés, et d’y investir pour en contrôler les acteurs. Le sénateur Lemoyne évoque également la relocalisation comme solution aux dépendances étrangères sur la gestion de ressources. La volonté politique de structurer des filières industrielles se retrouve notamment dans le plan France 2030, ou par exemple dans la création de l’usine de batteries à Dunkerque. La présence de 38 000 filiales françaises à l’étranger permet toutefois de générer chaque année 70 milliards d’euros de profits grâce aux marchés étrangers. La diplomatie offensive en investissant massivement à l’étranger, ou en consolidant les liens avec les pays disposant de matières premières essentielles pour l’énergie sont également des solutions viables amenées par l’auteur du récent rapport sénatorial sur l’intelligence économique.  

Les circuits logistiques : souvent oubliés mais essentiels dans la gestion des approvisionnements

Avec la mondialisation des chaînes d’approvisionnement, prendre en compte l’origine géographique et les circuits logistiques en plus des fournisseurs est essentiel. Les routes de la soie témoignent de l’importance accordée par la Chine dans la maîtrise de la chaîne logistique jusqu’à l’Europe en contrôlant les infrastructures clés, les opérateurs de transports et les logisticiens. La stratégie chinoise repose sur l’investissement massif dans les HUB clés, le port grec du Pirée ou allemand d’Hambourg en sont des exemples. Une prise capitalistique intéressante lorsque l’on voit qu’une centaine de camions sont nécessaires pour remplacer un train de marchandises, et qu’environ 50 trains permettent de transporter l’équivalent d’un navire de fret maritime. 

La direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED) cartographie les menaces grâce aux données douanières, permettent de comprendre les vulnérabilités dans la supply chain. Entre autres, le retour aux flux tendus signant la fin du stockage des marchandises accroît considérablement les fragilités. Constituer des stocks stratégiques est dès lors à planifier pour anticiper de potentielles crises. L’Etat intervient ici à travers le SGDSN, car si un travail à échelle européenne permettrait de s’assurer collectivement certains approvisionnements, la souveraineté sur des secteurs stratégiques demeure une problématique nationale. L’indexation des prix de l’énergie sur le gaz, dont on ne dispose pas dans l’Hexagone, est un exemple de perte de souveraineté présent au cœur des débats publics assure Bernard Cazeneuve. 

La progressive digitalisation des commandes présente également une faille dans la sécurité des supply chain, en proie aux cyberattaques. Dès lors, le numérique doit faire l’objet d’une surveillance accrue pour la sûreté des entreprises.

Agilité ou paralysie stratégique : la prospective au cœur de la résilience des structures 

La déstabilisation numérique touche les entreprises via des cyber attaques directes, mais également par de plus en plus de campagnes de désinformation particulièrement dévastatrices. Paralyser par l’information et influencer les écosystèmes afin d’atteindre le but de guerre, c’est l’essence même de la guerre informationnelle ininterrompue qui touche à la réputation des industries. 

Pour lutter contre ces attaques informationnelles exponentielles, le secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN) a créé le service de surveillance et protection contre les ingérences étrangères VIGINUM. Au-delà de détecter les phénomènes inauthentiques, il « caractérise les manipulations numériques pour déceler l’implication d’acteurs étrangers ayant pour finalité l’atteinte des intérêts fondamentaux de la nation » a expliqué Marc Antoine Brillant de VIGINUM. L’origine russe de la campagne RNN a ainsi pu être détectée sur ce modèle, tout comme l’Azerbaïdjan fut reconnue responsable de l’appel au boycot des JO 2024

Selon Nicolas Moinet, la pièce maîtresse des outils de guerre de l’information est la combinaison d’une expertise diversifiée et de la masse critique permettant une cartographie complète des acteurs réels. Une vraie méthodologie de gestion de crises doit permettre d’apporter une réponse rapide et structurée aux attaques. Nicolas Moinet rappelle alors l’intérêt du principe de couple agilité/paralysie stratégique (observation, orientation, decision, action) : en maillant les acteurs, un compétiteur peut augmenter sa liberté d’action et limiter celle de son adversaire. 

« Pour anticiper, il faut se mettre à la place de l’attaquant, comprendre comment pensent les autres, lire ce qu’ils écrivent. Aller vers l’autre pour savoir comment il va attaquer : c’est la meilleure façon d’être dans l’offensif. Et quand on mène une action très dure, il faut le faire savoir pour faire réfléchir son adversaire comme sur le principe de la dissuasion nucléaire. »

Nicolas Moinet, praticien-chercheur en intelligence économique

La résilience des structures se pense sur le long terme, il faut ainsi penser à la cause et non simplement aux effets d’une crise qui réduisent la réaction aux enjeux immédiats des menaces perçues. 

Agathe Bodelot

Pour aller plus loin :