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Le climat au centre d’une guerre sans cause non dimensionnée pour l’armée française [PDSF 3/ 4]

Non, le réchauffement climatique n’est pas une « affaire d’écolos ». Le Major général des Armées Pierre Vandier est catégorique : le changement climatique impacte directement les activités des armées. Exhausteur de conflictualités, le climat bouscule les fondements même de la guerre autour d’une question : quel modèle de développement l’Europe veut-elle défendre, et à quel prix ?

Organisée par l’Académie de défense de l’Ecole militaire les 13 et 14 mars, le Paris Defense & Strategy Forum 2024 (PDSF) a permis d’amener une réflexion collective sur la transformation des architectures de défense et de sécurité pour répondre aux enjeux de demain. Le dérèglement climatique a récemment été désigné comme l’un des quatre marqueurs principaux du « désalignement » de l’environnement stratégique global par Thierry Burkhard. C’est pourquoi le climat, au potentiel conflictuel élevé lié à son impact fort sur le fonctionnement des sociétés, a fait l’objet d’une table ronde autour des atteintes aux intérêts de la France intitulée « Climat et enjeux de défense : quelles stratégies pour les forces armées ? »

La réalité tangible du dérèglement climatique dans les armées

Avec 2°C supplémentaires d’ici 2050, l’intensification des éléments extrêmes à fort impact pose directement des questions de sécurité autour de l’eau, de l’alimentation, des habitats ou des ressources. L’Agence Européenne pour l’Environnement (AEE) identifie 36 risques majeurs pour l’Europe dans son communiqué du 11 mars dernier, nécessitant la gestion et la planification des risques à grande échelle. Directrice de recherche au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), Valérie Masson Delmotte replace alors l’innovation technologique au cœur du potentiel d’action face aux risques climatiques urgents à venir.

Si le climato-scepticisme est aujourd’hui majoritairement écarté, le réchauffement climatique est encore considéré comme « une affaire d’écolos » dans de nombreux milieux. Pourtant, les impacts sont directement visibles sur les activités de l’armée française, explique l’amiral Pierre Vandier, Major général des Armées à travers plusieurs exemples criants. Dans les eaux supérieures à 30°C, le refroidissement dans le cycle de vapeur est moins efficient, ce qui oblige à ralentir la cadence de catapultage des avions. Sur terre, les dômes de chaleur altèrent considérablement la tenue des explosifs, impactant la performance opérationnelle lors du stockage des munitions. La chaleur extrême induit également des phénomènes de masse au décollage, la modification des propriétés du bitume des pistes voire la fonte des pneus. Ceci sans compter les coups de chaleur pour les soldats en opérations, l’incapacité à refroidir les data center, la multiplication des cyclones, inondations meurtrières ou vents de sable bloquant toute opération.

La prospective climatique, un outil stratégique utilisé par les armées

Pour travailler sur la variable climatique, la Red Team de l’Agence Innovation Défense a réfléchi aux morphologies de guerres plausibles à l’horizon 2035-2060. Trois scénarios climatiques sont nés de ce travail itératif entre auteurs de science-fiction, experts scientifiques et militaires : Raid Energie, Après la nuit carbonique et Guerre écosystémique. Directrice de recherche au CNRS et membre de la Red Team, Virgine Tournay précise leur démarche de « tordre la société, tordre tout ce qui constitue le ciment social, et voir quand est-ce que ça craque. » Ces scénarios ne sont ainsi « pas restreints au théâtre d’opérations militaires, mais ont bien vocation à aussi affecter le fonctionnement de la société civile », de l’Etat.

Dans les armées, la stratégie climat est déclinée sur l’ensemble du spectre de la capacité militaire à travers le système DORESE : doctrine, organisation, ressources humaines, équipements, soutien et entraînement. Cette méthodologie permet une approche globale, élargissant le prisme trop restreint d’une vision matérielle. DORESE intègre ainsi plus facilement le « temps climatique dans les calculs, beaucoup plus rapide que le temps des infrastructures », souligne Sylviane Bourguet du Secrétatiat général pour l’administration. Remettre à niveau le parc immobilier de la défense est un vrai défi, qui n’empêchera pas « un bouleversement profond du modèle d’armée avec les évolutions climatiques que l’on va connaître », d’après l’amiral Vandier.

« La façon dont les états intègrent les problématiques climatiques a un impact direct sur les armées » précise Virginie Tournay. La contrainte de sobriété énergétique mise en scène dans Après la nuit carbonique suppose une adaptation tactique, une nouvelle dialectique force/mouvement : les armées sont plus légères et mobiles, mais restreintes sur de longues distances et leur force de frappes simultanées. Dans la Guerre écosystémique, les écosystèmes incontrôlables affectent des Etats moins résilients plongés dans une guerre sans cause, où la notion d’affrontement est complètement repensée. Ce scénario s’inscrit dans l’incertitude biologique forte accompagnant le changement climatique imprévisible, de quoi faire réfléchir sur les conséquences globales du dérèglement des écosystèmes.

Le climat bouleverse jusqu’à la théorie de la guerre 

Pour l’amiral Vandier, la prise en compte des enjeux climatiques pour les armées remonte jusqu’à la théorie de la guerre. Pourquoi les Houthis s’attaquent au trafic commercial, dont ils sont dépendants, et cela sans aucun intérêt à court terme ? La vision technicienne, déterministe où sont évacuées les questions spirituelles du pourquoi faire la guerre n’est plus suffisante. « Il faut regarder les choses de manière archaïque, et se demander quel système nous voulons défendre. Le climat est un exhausteur de conflictualités dans ces nouveaux conflits immatériels, liés à l’ère du numérique ». Face à cela, disposer d’outils pour traiter le non-dimensionnement (worst case scenario) est indispensable pour les Armées incarnant une force en réserve. Si les militaires sont en pointe sur les réflexions de traitement de l’impact, Pierre Vandier souligne la nécessité d’une réponse collective autour du modèle que la France et l’Europe veulent défendre, et à quel prix.

Trois fables sur le modèle de développement des sociétés ont explosé : la Chine incarne le contre-exemple parfait de l’idée que l’économie libérale produit la liberté ; le conflit en Ukraine prouve bien que l’interdépendance économique n’empêche pas la guerre ; le désarmement exemplaire n’est pas le garant de la paix, le Rwanda en est un cas d’école. « Il faut sortir la tête du saut. Les gens de moins de 30 ans sont conscients de cela, et la dimension agressive des jeunes pour le climat découle d’une forme d’indolence d’une partie de la société. »

Pour l’amiral Vandirer, il s’agit de revenir sur le modèle de développement de la société et de changer les modes de vie. « La question n’est pas de savoir si l’on est pour ou contre l’électrique, mais bien de réfléchir aux réponses opérationnelles pour répondre aux problèmes de demain. » Dans cette optique, il convient de garder à l’esprit dans quelle mesure l’exemplarité européenne en matière climatique n’est pas une faiblesse dans la guerre économique qui se joue à l’international. L’intelligence juridique semble être un outil de premier plan pour protéger un changement de modèle nécessaire dans la société et dans les armées, intégrant pleinement les réalités climatiques de demain à travers une ligne forte d’action climat.

Agathe Bodelot

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