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Financer l’innovation, une mission à part entière pour les forces spéciales

Le retour sur le devant de la scène des forces spéciales et du COS avec la série Cœur Noirs montre à quel point l’innovation reste un défi majeur pour le succès de leurs missions. Accélérer les processus de l’expression de besoin à l’acquisition du produit s’avère essentiel pour renforcer l’action des FS, véritable acteur de l’anticipation stratégique dans les conflits.

L’une des difficultés essentielles de la captation de l’innovation tient aujourd’hui à la lenteur et à la complexité de l’achat public. Bien qu’elles bénéficient d’une relative autonomie, les forces spéciales (FS) peinent à acquérir du matériel innovant, même avec une veille technologique efficace. Elles expriment leurs besoins opérationnels au commandement des opérations spéciales (COS), qui gère la majorité des processus d’acquisition avec l’Agence innovation de la défense (AID). Créé en 2018, ce service de la Direction générale pour l’Armement (DGA) se rapproche plutôt d’un modèle entrepreneurial que militaire et permet de financer les projets innovants.

Prospective et anticipation, maîtres-mots de la captation de l’innovation

L’anticipation des besoins, et la prospective permanente permettent de capter l’innovation de manière précoce. Afin d’éviter une interminable tournée d’industries, des grands salons sont organisés annuellement, tels que Le Bourget, Milipol, le SOFINS, le SOFLAB ou encore Eurosatory. Ces plates-formes sont des dispositifs pour soutenir l’innovation technologique et l’innovation d’usage. Ils proposent notamment des démonstrations, favorisant les échanges entre concepteurs initiaux de technologies donnés et utilisateurs futurs, grâce auxquels se structure une forme dynamique et itérative d’innovation. Ces salons regroupant les grands industriels de la BITD tels que Thalès, Safran, Dassault ou encore MBDA, permettent surtout aux PME françaises de se faire connaître.

En plus du salon SOFLAB, l’Agence Innovation Défense (AID) a créé le concept de projets de recherche, permettant de détecter et de faire émerger les futures technologies stratégiques auprès d’universités, d’organismes de recherche, d’écoles ou de certaines entreprises. Car si de nombreuses pépites sont présentes dans les grands salons, beaucoup sont détectées grâce à une veille sur les séminaires, les publications d’écoles ou des PME. Le COS a, pour sa part, créé en 2013 le cercle de l’arbalète pour promouvoir l’esprit d’innovation. Dirigée par Benoît de Saint Sernin, cette association loi 1901 organise depuis 2017 le SOFINS, ainsi que des rencontres avec les industriels de la BIDT et les opérateurs FS afin de détecter au plus tôt les pépites de l’innovation nécessaires aux Forces spéciales.

Au sein même des régiments, des bureaux d’études et prospective (BEP) et des FabLabs (Fabrication Laboratory) ont été créés pour stimuler l’innovation chez les opérationnels. L’organisation ouverte de ces « tiers-lieux permet de déconstruire les frontières entre bricoleurs et savants, tout en intensifiant les échanges entre communautés innovantes. » Si les FS disposent d’une certaine autonomie en amont des projets d’innovation, le COS dépend des états-majors d’armées pour la fourniture de matériel. Il est ainsi confronté à des lourdeurs administratives et freins budgétaires au même titre que les régiments l’armée dite « conventionnelle».

Procédés d’acquisition multiples, mais contraignants

Le ministre des Armées Sébastien Lecornu, et le délégué général pour l’armement Emmanuel Chiva ont inscrit l’accélération des processus d’acquisition dans leurs plans stratégiques comme des priorités. Différents procédés ont été développés ces dernières années, afin d’optimiser le processus d’acquisition de matériel pour les forces spéciales. Au sein même du COS, la Commission interarmées d’études pratiques concernant les opérations spéciales (CIEPCOS) permet chaque année de financer des produits « sur étagère » pour expérimentation. Ce processus est efficace pour évaluer le potentiel d’un nouveau produit déjà sorti, avec un budget assez limité. Il ne permet ni d’équiper un régiment, ni de financer le maintien en condition opérationnelle (MCO), évitant aux matériels à réparer d’être abandonnés dans les hangars.

Dans les armées, une dynamique d’innovation participative permet à tout personnel du ministère des Armées de faire financer à hauteur de 120 000 euros un projet innovant, sous certaines conditions et après sélection. Lancée en 1988, la mission pour le développement de l’innovation participative (MIP) avait l’avantage de cibler les besoins opérationnels. L’innovation participative permet d’introduire une nouvelle façon de penser l’innovation, autrement que par les ruptures technologiques. La MIP a depuis été remplacée par la cellule d’innovation participative (CIP), qui s’inscrit depuis dans une institutionnalisation de l’innovation. Toutefois, au lieu de présenter un démonstrateur et un cahier des charges directement aux opérateurs de la MIP, les porteurs d’innovation perdent en autonomie et sont contraints de spécifier techniquement leurs besoins, au cours d’un processus dépersonnalisé. Si la transformation  de la MIP en  CIP partait de l’ intention louable de créer une structure dédiée à l’innovation, l’institutionnalisation  du procédé semble avoir créé une nouvelle machine à broyer les idées.

Du côté des industriels, le Régime d’APpui à l’Innovation Duale (RAPID) subventionne les projets d’innovations technologiques à application duale (civile et militaire). Les entreprises sollicitant cette aide financière déposent auprès de l’Agence Innovation Défense un dossier de candidature présentant le projet de R&D, encore au stade de recherche industrielle ou relevant du développement expérimental (TRL 3 à 7). La sélection repose ensuite sur des critères précis comme l’adéquation avec les orientations technologiques du ministère de la défense, ou la qualité technique de l’innovation. L’AID dispose pour le RAPID d’un budget total de 50 millions d’euros, et d’un guichet unique qui permet notamment de clarifier le point de contact pour les entreprises. En dehors de l’AID, la DGA a également mis en place un mécanisme d’Opération d’Expérimentation Réactive (OER), permettant de développer un concept sans passation de marché à l’issue. Ce processus soutient uniquement les projets à un stade de maturité technologique élevé, celui de démonstrateur ou produit sur étagère.  Il reste un pas supplémentaire à faire pour cette institution à l’origine de nombreux plans d’études amonts (PEA) faits en interne : le partage des recherches avec les PME et ETI. Une start-up, PME ou ETI ayant bénéficié d’un dispositif RAPID doit avoir accès aux PEA.

En parallèle, un processus d’urgences opérationnelles (UO) permet de raccourcir de 11 à 5 mois le processus nominal. Les urgences opérationnelles représentent un tiers des besoins des forces spéciales, et concernent par exemple les équipements de type lunettes de vision nocturne ou postes de communication tactiques longue portée.

Les fonds publics dédiés à l’innovation, une alternative limitée

Le financement de l’innovation de défense est également porté par des fonds d’investissement tel que Définvest, détenu par la DGA et géré avec BpiFrance. Créé en 2017, Définvest a permis d’investir 36 millions d’euros dans une vingtaine de PME stratégiques de la BITD, qu’il a également pour vocation à protéger. Néanmoins, la Cour des comptes révélait fin 2023 « l’existence d’un décalage très fort entre les moyens financiers des dispositifs publics de soutien aux PME de défense et les besoins réels de ces entreprises. »

Sur le même modèle, le Fonds Innovation défense accompagne les entreprises développant des technologies duales disruptives, ayant déjà un modèle économique résilient sur le marché civil. Doté d’un budget de 200 millions d’euros, ce fonds complète aussi les investissements privés dont bénéficie l’industrie de défense. Les entreprises Quandela et Pasqal ont ainsi pu inaugurer ce fonds en 2021 pour développer leurs solutions d’intelligence artificielle. L’AID a également signé deux partenariats avec des investisseurs de la défense, créant le Defense Angels en 2022 puis le Defense Partners pour soutenir les technologies critiques duales. Ces réseaux permettent de contrebalancer la réticence nouvelle des acteurs privés à investir dans l’armement. La prise en compte des critères RSE notamment vient s’ajouter au fait que le profil des entreprises de défense soit communément plus risqué : restrictions à l’export, commandes publiques, marchés de niche, cycles longs… Définvest et le Fonds Innovation défense ne sont pas redondants vis-à-vis des procédures de financement détaillées précédemment. Néanmoins, clarifier l’articulation entre ces deux dispositifs et le fonds French Tech Souveraineté, dédié aux activités stratégiques des PME serait pertinent pour les entreprises.

Au-delà de cent mille euros, les achats publics doivent être contractualisés pour être justifiés auprès de la cour des comptes. Cette contractualisation nécessaire à la transparence des activités financières des armées s’avère être d’une lourdeur administrative handicapante, et contraire à l’indispensable agilité des processus d’innovation. L’AID contractualise un projet d’innovation de la même manière qu’un programme lourd d’armement, allongeant drastiquement ses délais et réduisant son impact opérationnel. Si ce service reste contraint par les réglementations DGA, la bienveillance de l’AID envers les Forces Spéciales permet d’assouplir certaines phases d’acquisition de matériel innovant.

Un passage à l’échelle au ralenti

A la tête de l’AID en 2019, Emmanuel Chiva avouait que « l’acte d’achat est aujourd’hui identifié comme un frein, car il existe une rupture entre l’expérimentation et le passage à l’échelle ». Acheter un unique matériel test puis vouloir en équiper toute une armée, c’est ce qu’on appelle le passage à l’échelle. L’AID est au cœur de ce processus d’aboutissement d’un projet d’accélération de l’innovation (PAI) par un déploiement sur le terrain comme nouvel équipement des armées. Aujourd’hui l’accélération de la démocratisation de l’accès à la technologie est une véritable nécessité, l’objectif du ministère des Armées étant de conserver l’avantage en exploitant les idées innovantes avant que tous y aient accès (plateau de production de la courbe ci-dessous).

 

L’actuel directeur de l’AID Patrick Aufort explique qu’il faut « accompagner l’innovation dans l’industrie pour qu’elle puisse produire en quantité. Des évolutions sont indispensables pour […] voir une agilité contractuelle. » En ce sens, la diversité des programmes de financement de la mission Défense est une première barrière pour l’aboutissement des projets. La mission Défense se décline en 4 programmes principaux : le P144 concerne l’environnement et la prospective de la politique de défense ; le P178 la préparation et l’emploi des forces ; le P146 l’équipement des forces et le P212 soutient la politique de défense. L’innovation, qui devrait bénéficier d’un budget de 1,2 milliards d’euros en 2024 est financée sur le P144. Le passage à l’échelle est quant à lui budgété par le P146 et le P178. Or ces deux programmes définissent des sommes précises décidées en amont, tandis que l’innovation, instantanée, ne peut pas planifier son budget.

L’homologation par la DGA incarne un autre problème de taille. Tout système doit recevoir une homologation afin de valider son emploi en termes de sécurité et de fonctionnalité. Pourtant, ces dernières sont impossibles à obtenir sur des matériels développés en dehors d’un de leur programme, comme pour les projets d’innovation ouverte. De plus, certains matériels utilisés à l’étranger doivent repasser par le parcours DGA classique d’homologation. Ceci prend énormément de temps et s’avère dans certains cas inutiles. Ce fut le cas  avec la mitrailleuse Galting, ainsi qu’avec un autre exemple marquant : alors que le Commandement des opérations spéciales s’est vu refusé pendant plusieurs mois une demande de modification sur l’avion C-130 adaptée à l’usage en Afghanistan, la DGSE, non soumise à ce type d’autorisation, a pu immédiatement procéder à l’adaptation.

Les délais induits par les appels d’offres imposés par le code des marchés publics posent également problème dans l’optimisation de l’acquisition de matériel innovant. Sans compter que le COS n’ayant pas un pouvoir adjudicateur, il doit passer par une entité habilitée pour chaque achat. De fait, la doctrine de l’AID, développée dans le document de référence de l’orientation de l’innovation de défense (DROID) invite à prendre en compte le délai d’homologation comme partie intégrante de la performance attendue. 

Une rupture d’approche nécessaire

Une rupture d’approche culturelle s’avère essentielle sur divers aspects pour s’adapter au rythme de l’innovation. L’agilité doit être priorisée : mieux vaut terminer un projet à 80% en 3 mois plutôt que 100% en 3 ans. La peur de l’échec doit également être surmontée. En France, la culture générale impose l’idée de réussite, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’argent public. Pourtant, le risque est consubstantiel à l’innovation. Les acheteurs refusent à un tel point de prendre des risques, qu’il n’y a pas eu en 15 ans à la DGA le moindre retour sur un produit. Cette vision contraste fortement avec celle de l’agence pour les projets de recherche avancée de défense (DARPA) américaine, qui finance des projets ayant 80% de chance d’échouer. Ceci semblerait absurde en France, où l’on peine à accepter que l’on ait le droit à l’erreur. Inciter à la prise de risques, comme Sébastien Lecornu le demandait aux armées le 8 janvier, passe par l’intégration de la culture de l’échec.

Les récents bouleversements au sein de la DGA, les discours et plans ministériels témoignent d’une volonté de performer dans la course à l’innovation. Emmanuel Chiva exposait sa vision stratégique de la DGA en mars 2023, misant notamment sur la souveraineté et sur une capacité d’anticipation stratégique, technologique et industrielle. L’accent est notamment mis sur le besoin d’« accroître les capacités d’intelligence économique et de renseignement en source ouverte pour anticiper l’évolution du contexte, des marchés et de la concurrence industrielle ». Le 22 février, le directeur du Centre interarmées de concepts, de doctrines et d’expérimentations Vincent Breton confirmait que « l’agilité, l’innovation et la capacité d’adaptation sont des facteurs clés de suprématie ». Ce constat est directement tiré des principaux enseignements de la guerre en Ukraine. A l’heure où la Chine cherche à éliminer les dernières barrières entre la recherche civile et les industriels de défense à travers sa stratégie de fusion militaro-civile, des réformes dans l’acquisition de matériels innovants sont toujours attendues en France.

 

Agathe Bodelot

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