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Paris Defense & Strategy Forum : l’Europe à la croisée des chemins [PDSF 1/4]

Comment donner à l’industrie de défense européenne les moyens d’atteindre l’autonomie stratégique de l’Europe ? Quelle articulation entre l’UE et l’OTAN peut être envisagée à l’aune d’une nouvelle ère ? Autour des enjeux du retour de la guerre en Europe, le Paris Defense & Strategy Forum a permis d’amener une réflexion collective sur la transformation des architectures de défense et de sécurité, ainsi qu’une culture stratégique européenne commune. Organisée par l’Academ les 13 et 14 mars, cette première édition visant à reconquérir et faire rayonner la pensée stratégique européenne prend tout son sens à l’heure où la Russie est désignée publiquement comme « un adversaire » par le chef des Armées.

Deux jours de réflexion stratégique commune sur l’Europe de demain

Le Paris Defense & Strategy Forum s’est ouvert ce mercredi 13 mars sur le discours de Benoît Durieux, président de l’Académie de défense de l’Ecole militaire (Academ) à l’origine de l’événement. Face aux crises en Ukraine, au Proche Orient, au Sahel ou en Indochine, quelles stratégies mettre en œuvre à mesure que les démocraties européennes approchent d’un « moment de décision qui va être déterminant » ?  Au point de bascule d’une nouvelle ère, le carrefour géopolitique européen est au cœur d’une transformation ayant animé les réflexions et débats des nombreuses tables rondes, où 230 militaires, industriels, chercheurs et politiques sont intervenus sur le thème de « l’Europe à la croisée des chemins ». Sous patronage de la Commission européenne, cette première édition d’une réflexion collective à la française sur la pensée stratégique a réuni plus de 2600 participants, venus de 68 pays.

En l’absence du ministre des Armées français, le président de la République lituanienne s’est exprimé sur l’urgence de coopérer entre Européens face à la Russie. Gitanas Nausèda alerte sur une « Russie qui viole tous les traités internationaux », et qui « ne s’arrêtera pas ». Insistant sur la nécessité de « construire une réponse commune à cette menace », il appelle à investir plus pour soutenir l’Ukraine, se réjouissant de la mise en place de la Politique de sécurité et de défense commune de l’UE.

Le rôle de la France dans la construction d’une Europe dotée de capacités réelles et crédibles, d’après Emmanuel Chiva

Le délégué général de l’armement invite à forger des partenariats efficaces gagnant-gagnant au niveau européen, afin de replacer la guerre au cœur des organisations de défense. L’Europe doit disposer de capacités réelles et crédibles pour répondre à ses besoins et faire face aux menaces. Pour cela, l’héritage scientifique de l’Europe, son tissu industriel dense et les talents contribuant au potentiel scientifique et technique doivent être mis à profit. Les acteurs de la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE) sont « en pointe », représentant un vecteur historique de rapprochement entre pays. L’interdépendance des chaînes de sous-traitance pour les systèmes d’armes complexes nécessite une coopération à échelle européenne, qui peut s’appuyer sur les outils de financement tels que le fonds européen de développement. La stratégie européenne de défense industrielle (EDIS) dévoilée le 5 mars vient ainsi prolonger avantageusement les dispositifs existants. « L’Europe a tous les leviers en main, elle doit renforcer sa BITDE avec les industriels en pointe pour soutenir de potentiels alliés en guerre, et bénéficier d’un avantage stratégique. » En termes d’autonomie stratégique, la spécificité française liée à la dissuasion induit une difficulté pour traiter la masse, qui se résout au niveau de l’UE, elle-même complémentaire au sein de l’OTAN.

« Il ne faut pas confondre autonomie européenne et autarcie. Il s’agit de renforcer le pilier européen dans l’OTAN », Emmanuel Chiva

Dans cette transformation nécessaire de l’Europe, Emmanuel Chiva explicite le rôle particulier de la France dans l’économie de guerre. Afin de se doter de la capacité à répondre aux besoins des armées en cas de conflit de haute intensité, la France doit aider à « européaniser l’économie de guerre. » Concrètement, il faut doubler la cadence de production, résorber les goulets d’étranglement en accompagnant les entreprises de sous-traitance concernées, et accroître les commandes publiques pour tester la capacité et l’agilité de l’industrie de défense. En parallèle, la relocalisation des activités dites critiques est primordiale. Onze projets de relocalisation sont en cours, à l’image de la filière des poudres noires d’Eurenco ou de Selectarc, producteur de baguettes de soudage essentielles pour l’assemblage de la coque des sous-marins nucléaires. La préparation à une économie de guerre passe également par la constitution de stocks stratégiques, à l’origine de mesures normatives dans la dernière LPM. L’exemple des éponges de titane russes sous embargo illustre la nécessité d’adapter ses approvisionnements efficacement. Enfin, la création de la réserve industrielle de défense en octobre 2023 traduit le besoin en ressources humaines qualifiées pour permettre la mise en marche de cette économie de guerre.

Pour le DGA, le rôle de la France passe également par un soutien à l’Ukraine afin de tester les équipements, au-delà des aspects géopolitiques. « Les exigences des théâtres sont un exercice de vérité ultime pour nos matériels, pour tester notre organisation et notre rapidité d’adaptation ». Le retour d’expérience réel et immédiat permet ainsi d’analyser la valeur de l’industrie de défense, qui se doit d’être agile : « mieux vaut avoir 60 ou 80% des capacités tout de suite que 100% trop tard ». Les programmes d’armement doivent ainsi être revus avec une analyse de valeur, et une simplification du cadre normatif. L’Ukraine est également l’expérimentation d’un modèle de coproduction sur place d’équipements plutôt que d’une cession de matériels.

« La coopération n’est pas simple, mais il faut poursuivre malgré tout » pour avancer vers une Europe résiliente a conclu Emmanuel Chiva. La pensée stratégique commune aux Etats membres doit permettre de mieux anticiper, afin de voir plus loin que le défi du moment. La France doit injecter du pragmatisme dans la coopération européenne, en utilisant les outils communautaires dès que possible et en renforçant les approches multilatérales. Tirer parti de la dualité des technologies pour renforcer la défense globale contribuera également à développer une Europe moins fragile.

Quel avenir pour la BITDE ?

Afin de soutenir la montée en puissance de la base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE), l’Europe a mis en place plusieurs instruments de financements : le fonds européen de défense, l’EDIRPA, l’ASAP, ou plus récemment le Programme Proposé de l’Industrie de Défense Européenne (EDIP). Ces subventions permettront de dé-risquer les investissements des industriels de la défense, en manque de commandes publiques. La montée en puissance de la BITDE nécessite en effet une certaine visibilité pour que les industriels puissent investir. Ensuite pour coordonner les investissements de défense, une nouvelle task force doit permettre d’identifier les besoins communs des Etats membres, et cartographier leurs capacités de production. Chef d’unité industrie de la défense et politique de marché à la Commission européenne, Anne Fort déplore néanmoins la mauvaise image que se font les Etats membres de la BITDE et de ses capacités. Certains achètent ainsi hors UE, d’où cette nécessite de créer un nouvel instrument de soutien pour inciter les Etats membres à coopérer dans la phase d’acquisition des matériels de défense. « Le mot clé c’est la coopération, absolument requise pour soutenir la compétitivité des industriels européens ».

La visibilité est primordiale pour améliorer les relations entre l’Etat et l’Industrie, et pour permettre de détecter et traiter les goulets d’étranglements, les points critiques sur lesquels il faut agir. Car « l’économie de guerre, c’est produire plus, plus vite, moins cher » souligne Nicolas Grangier, chef du service de la sécurité économique à la DGA. Il faut ainsi simplifier l’expression du besoin, que l’Etat ait la capacité de commander, puis sécuriser les chaînes d’approvisionnement (par exemple relocaliser), et recruter sur les filières en tension (d’où la réserve industrielle). Concernant les financements, « il existe une différence fondamentale pour les entreprises entre l’accès au crédit et l’accès au fonds propre ». Si l’accès aux fonds propres pose des questions de sécurité économique, la DGA discute aussi avec les réseaux bancaires n’ayant pas l’accès au crédit, afin d’identifier d’éventuelles exclusions causées par l’appartenance au secteur de la défense. Le ministère des Armées peut s’appuyer pour cette mission d’un référent bancaire au sein des principales banques françaises, mis en place en 2023.

L’Europe dispose aujourd’hui de deux modèles à succès de coopération dans le secteur de la défense : MBDA et Airbus. Devant les chiffres historiques du missilier MBDA sur 2023, son directeur marketing Vincent Thomassier explique l’importance du time to market pour ne pas sortir du marché, et de bien rationaliser l’offre et la demande. Pour soutenir son imposant carnet de commandes, les usines en Italie sont ainsi nécessaires et participent à l’offre de souveraineté pour produire les mistral, aster ou scalp utilisés en Ukraine. MBDA prévoit ainsi d’investir 2,4 milliards d’euros d’ici 2028 dans le groupe pour moderniser, former, recruter et développer les sites de production. L’économie de guerre ne peut pas être franco-française mais européenne, estime ainsi Vincent Thomassier de MBDA, dont le modèle repose sur un axe fort de coopération Rome-Paris-Londres.

Quant à l’industrie navale européenne, elle passe par des champions nationaux avec des chantiers navals contribuant au développement des territoires, de centres-villes. Champion européen, Naval Group emploi ainsi plus de 16 000 personnes en France, contribuant à la protection de la population en assurant la protection des échanges maritimes. Son PDG Pierre Eric Pommellet rappelle que « 80% des échanges mondiaux passent par les mers ; un blocage d’une structure ou d’un détroit bloque ainsi directement les Etats et les populations ». Il note un retour à la guerre des mines trop peu médiatisé, impliquant « la nécessité absolue de se doter de systèmes de guerres des mines complets ». L’UE pourrait alors se doter d’une protection made in Europe. Ceci permettrait de renforcer la compétitivité des champions du naval, et plus largement de l’industrie de défense européenne. L’EDIS a cette ambition d’inciter les Etats membres à acheter ensemble, et acheter européen. Les investissements sont mis en place par la commission européenne sur le budget communautaire, d’où l’intérêt pour les Etats d’utiliser au mieux les mécanismes pour ne pas s’appauvrir et contribuer au budget qui bénéficierait à d’autres. « L’EDIS marchera si les armées achètent le matériel européen, et doit être plus qu’un programme de subvention », insiste Anne Fort.

Production de munitions : la grande révolution depuis février 2022, c’est que le temps compte 

« La haute intensité nécessite de disposer de stocks suffisants », d’une masse décisive dans les rapports de force entre belligérants. C’est ce que défend le Président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées au Sénat, Cédric Perrin. Si les entreprises jouent le jeu d’une augmentation des cadences de production sur leurs propres deniers, le sénateur se refuse d’employer le terme d’ « économie de guerre », qui implique la mise en œuvre de moyens importants pour diriger la production, telle que la réquisition des hommes et des entreprises. « On n’en est pas là », dit-il.

« L’industrie de défense a été pensée pour les temps de paix », constate Gaspard Schnitzler de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). Les capacités de productions sont ainsi amoindries, la logique de stock a été remplacée par une logique de flux plaçant la BITD face à un triple défi : livrer l’Ukraine en équipements, honorer les commandes à l’export et refaire le stock des Etats membres. Or la remontée en puissance d’un secteur industriel nécessite 2 à 3 ans minimum, pour qualifier les nouvelles lignes de production, former le personnel et remonter les usines. A cette temporalité s’ajoute le délai de livraison conséquent, dont sont victimes les industriels de défense, du fait du petit calibre de leurs commandes. Des goulots d’étranglement chez les sous-traitants ralentissent ainsi davantage la production. A ces contraintes s’ajoutent la difficulté d’accès aux financements pour les PME de la défense, considérées comme néfastes. Néanmoins, les Européens ne sont pas les seuls confrontés à ce problème de dimensionnement de l’industrie de défense, les Américains ont par exemple du stopper leur production de Stinger en 2022, faute de pièces.

Pour répondre à la demande croissante de matériels et munitions, KNDS (anciennement Nexter) a anticipé le doublement de ses capacités de production en 18 mois par un effort industriel autofinancé. En l’absence de commande d’Etat, ce type de décision industrielle représente une sortie de liquidités à amortir avec des commandes conséquentes, sous peine de générer de fortes pertes financières pour l’entreprise.

« Il faut de la visibilité, des contrats pour qu’un industriel puisse prendre des décisions ayant un sens économique » rappelle Nicolas Chamussy, PDG de KNDS.

Pour produire plus vite, la coopération industrielle entre Etats européens est une autre possibilité à moindre coût. Fort d’une coopération avec entre autres l’Italie, l’Espagne et le Royaume-Uni sur le missile Meteor, « MBDA bénéficie aujourd’hui d’un outil de supériorité aérienne sans aucun problème de souveraineté, alors que la France n’a financé qu’une faible part du développement » souligne le PDG Eric Béranger. Les coopérations multilatérales permettent ainsi de proposer des produits à moindre coût rapidement, un point essentiel depuis 2022, où «  le temps devient tout à coup une vraie contrainte »

En ce sens, l’EDIS affiche une ambition d’autonomie stratégique claire, avec des objectifs chiffrés. « En 2022, 80% des acquisitions se font auprès d’industriels non européens : ce genre d’aberration doit s’arrêter ! », s’emporte Nicolas Chamussy. Les financements prévus par l’UE permettraient ainsi d’octroyer une visibilité aux entreprises, pour dimensionner raisonnablement leur production et permettre aux Etats de se fournir auprès de la BITDE. Cédric Perrin pointe néanmoins une schizophrénie de l’UE qui dégage des montants pour accompagner les industriels de la défense d’un côté, où de l’autre la banque centrale européenne empêche son financement. L’industrie de défense a ainsi besoin de commandes de l’Etat pour répondre à sa demande d’augmenter la production ; un cycle d’audition confidentiel pour comprendre les incompréhensions entre public et privé sera prochainement mis en œuvre. Le sénateur appelle à l’adoption d’une logique de souveraineté, « un bien précieux que l’on doit reconquérir avec la réindustrialisation du pays, qui a trop perdu en capacités de produire ».

Agathe Bodelot pour le Portail de l’IE

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